Ardis BUTTERFIELD
Résumé

Quelle pourrait être la contribution du lyrique médiéval à ce que l’on appelle les New Lyrics Studies? Cet article soutient que la culture manuscrite médiévale offre une nouvelle compréhension de la «lecture lyrique», qui renvoie au passage à l’imprimé des poèmes d’Emily Dickinson opéré au XIXe siècle (tel que le décrit Virginia Jackson), et remet en question les hypothèses influentes que cette lecture formule au sujet du lyrique. Le monde du poème court en moyen anglais qui est trilingue, donc non anglocentré, se réclame différemment de la littérarité, et implique la présence (largement non-écrite) de la musique. La pratique répandue de la citation sape encore davantage le concept d’un objet écrit particulier, rendu familier par l’imprimerie moderne. Des exemples tirés de divers manuscrits suggèrent des modes de lecture tant latéraux que verticaux, attentifs au réseau instable de traces verbales et au rôle fuyant de la mélodie. Ils sont aptes à être appliqués à la poésie postmédiévale.

Mots-clés
CHANSON. FORME. LECTURE DE SURFACE. LYRIQUE. MÉDIÉVAL.
Plan
Article

1. Les poèmes lyriques sur la page

Ceci est l’arrière d’un parchemin juridique du XVe siècle1:

Figure 1. The Armburgh Roll, Manchester, Chetham’s Library, Mun. E.6.10 (4), publié avec permission.

Ce parchemin comprend des lettres, rédigées pour la plupart en anglais, portant sur les litiges fonciers de la famille Armburgh au cours des années 1420-1450. À la fin d’un ensemble de lettres se trouve une surprise: une section à part, dans une graphie différente. Elle provient probablement de l’un des greffiers copistes. On y lit la déclaration d’amour d’un homme à une femme, regorgeant des compliments de circonstance et de supplications à la réciprocité. Au fil des paragraphes, l’impression visuelle est celle d’une prose élégante et serrée. Pourtant, une inspection plus minutieuse suggère que le texte hésite entre la prose et le vers, le lyrique et l’épistolaire. La mise en page ne donne pas d’indice sur ces ambivalences. Son opacité formelle éloigne le lecteur de toute forme de «lyrique»2.

Toutefois, en y regardant de plus près, les détails formels s’animent et crépitent sur la page. Par endroits, elle est écrite en plusieurs langues: le français, le latin, et l’anglais. Elle débute ainsi:

A celuy que pluys ayme de mounde
Of all that I haue founde
Carissima
Salutez ad verray amour
With grace joie and honour
Dulcissima. (Carpenter 155)

Il ne s’agit pas là de la mise en page du parchemin, mais de celle de son éditeur. Elle indique des rimes et un schéma métrique: a8’a7b4 c8c7b43. Le premier paragraphe contient cinq strophes de ce type, lesquelles s’achèvent (sans indication visuelle) par un quatrain en rimes croisées abab qui répond d’un sens du «mètre» approximatif:

He that is youre man
I ensure yow to his laste
Sendyth to yow as he can
A rude letre y writen in haste. (156)

C’est le premier de trois poèmes insérés dans la lettre du texte qui mobilisent plusieurs langues; deux d’entre eux apparaissent séparément dans d’autres manuscrits4. On retrouve une même indétermination formelle un peu plus loin. Il y a des rimes, en quelque sorte, mais elles n’établissent pas de vers réguliers, que ce soit dans leur longueur ou leur schéma métrique. D’autres traits «poétiques», tels que l’assonance, la concaténation, l’apostrophe et les répétitions apparentées à des refrains, apparaissent sporadiquement, sans logique structurelle visible. Ces passages pourraient également être restructurés en strophes ou en poèmes distincts, mais à quel titre? Peut-être s’agit-il simplement d’une profession amoureuse spontanée, qui s’épanche au moyen de répétitions maladroites.

Un autre exemple, tiré d’un manuscrit médiéval de sermons:

Figure 2. British Library Harley MS 7322, f.157r, publié avec permission.

En paraphrasant, y a-t-il un poème lyrique sur cette page (Fish, Is There a Text in this Class?)? En partant des premières lignes, on remarque que l’écriture est bien formée mais chargée de fioritures qui la compliquent. Elle est également difficile à déchiffrer (tant pour un lecteur moderne que médiéval) sans une connaissance correcte du latin médiéval très abrégé. Trois lignes avant le bas de la page, on trouve quelques mots en anglais: «Worldis blisse strif hat wrout • for it [nouvelle ligne] is wit serwe to ende brout •.» Il est difficile de reconnaître les mots anglais, à moins de savoir qu’ils se trouvent là, ou de lire chaque mot. Pas la moindre coquetterie visuelle ne les distingue. Après un bref interlude latin, l’anglais se poursuit au verso, sur deux couplets supplémentaires qui alternent là encore avec le latin: «worldes catel [verso] passet sone • þat wacset and wansit rit as te mone • trist nout to þ[i]s wonder world þat hastit bot a wile • for it is not bot wiles of wo a hasardour þat wil þe gile». Le commentaire en latin du sermon reprend ensuite.

Alors, s’agit-il d’un poème lyrique? Le texte se laisse difficilement lire comme un poème lyrique. Tout effort en ce sens n’est pas sans rappeler la manière dont Virginia Jackson a brillamment reconstruit les structures mentales des premiers lecteurs et éditeurs d’Emily Dickinson (Dickinson’s Misery: A Theory of Lyric Reading). À la lecture des notes privées et souvent brouillonnes de Dickinson, Jackson s’interroge: «Qu’est-ce qui est écrit par Dickinson ?» («[W]hat was it that Emily Dickinson wrote?»; notre trad., 20). Les éditeurs de Dickinson l’ont érigée comme l’une des plus grandes poètes lyriques américaines, mais pour quelles raisons? Dans les manuscrits de Dickinson, on trouve (par exemple) des passages d’une lettre adressée à son frère ou des fragments griffonnés sur une enveloppe. Ces notes ne se présentent pas comme des œuvres achevées. Il s’agit plutôt de la matière première que ses éditeurs ont transformée en «œuvres complètes», en présentant soigneusement chaque élément sur une page imprimée. Mais comment (et pourquoi) s’est opérée cette transformation? Qu’est-ce qui fait que ce sont des poèmes? Ces vers intégrés dans une lettre, pourquoi les isoler et les présenter sous la forme d’un poème lyrique? Est-ce bien là leur nature? «À quoi reconnaît-on un poème lyrique quand on le voit?» («How do we recognise a lyric poem when we see one?»; notre trad., 25).

Virginia Jackson répond que «le poème lyrique est créé par l’imprimé et par la médiation critique»5. Les écrits de Dickinson sont contemporains d’une volonté de donner au lyrique la forme de poèmes lyriques. Jackson assimile cette impulsion au «développement, aux XIXe et XXe siècles, de pratiques de lecture qui deviennent la pratique de la critique littéraire» («development of reading practices in the nineteenth and twentieth centuries that become the practice of literary criticism»; notre trad., 8). Pour résumer trop rapidement un argument complexe, le poème lyrique moderne est né lorsque les lecteurs ont décidé qu’ils voulaient lire des poèmes en tant que poèmes lyriques.

Bien que cela puisse surprendre au vu de son objet d’étude, le livre de Virginia Jackson a de multiples raisons d’être convoqué dans le cadre d’une étude du poème lyrique médiéval. Parmi elles, le caractère manuscrit de l’œuvre de Dickinson. Avant l’imprimé, le «lyrique» était par définition fait à la main, et une grande partie des conditions de production propres aux écrits de Dickinson recoupe celles de la poésie précédant l’imprimerie. Le statut de l’extrait du parchemin des Armburgh, ou celui du Worldes blis, ne sont pas bien différents de l’interrogation sur la nature poétique des lettres de Dickinson. L’éditeur de Dickinson pose des questions cruciales pour l’éditeur de «poèmes lyriques» médiévaux. Dans la même optique, transformer des sections du parchemin des Armburgh en «poèmes lyriques», c’est choisir de lire certaines séquences de lignes comme un ensemble détaché et détachable; de leur donner une forme visuelle; de donner aux répétitions le poids de dispositifs formels.

Mais le parallèle entre Dickinson et la poésie lyrique médiévale ne s’arrête pas là. Parce qu’elle travaille intimement avec l’écriture à la main, Dickinson fait preuve d’une affinité frappante avec la pratique manuscrite médiévale6. La ressemblance est telle que son œuvre semble refléter a posteriori les complexités d’une culture pleinement manuscrite. Ce qui distingue Dickinson de la culture littéraire de son temps est précisément ce qui faisait la banalité de la poésie médiévale à son époque. L’ensemble de la littérature médiévale – poésie et prose, fantaisie et histoire, sermons et chansons – était obstinément rédigée à la main, souvent en exemplaires uniques. Le sentiment d’un griffonnage fantaisiste, ou d’un poème présenté comme inachevé, est fréquent dans les manuscrits médiévaux. Virginia Jackson formule ainsi le nœud de la comparaison:

La confusion entre le pathos d’un sujet et le pathos de la transmission […] en est venu à définir, au bout d’un siècle et demi, non seulement ce que l’on considère comme la poésie de Dickinson, mais aussi ce que l’on considère, ou non, comme langage littéraire – et notamment ce que l’on considère ou non comme langage lyrique.7

On pourrait dire la même chose de la poésie médiévale considérée comme «lyrique» par les lecteurs modernes. La conversion de l’enveloppe tangible en une image destinée à la consommation critique est lue par Jackson comme une figure, mais également comme une mesure de la création du poème lyrique en tant que poème lyrique. Elle met en évidence une vérité subtile au sujet de la critique: celle-ci crée son objet alors qu’elle prétend le mettre au jour. Le passage du temps a lui aussi transformé des livres médiévaux en images vouées à la consommation critique, et pourtant ils étaient et demeurent des objets issus d’une production humaine individuelle et tangible. Peut-on réviser la notion de poésie lyrique telle que la définit Jackson en remontant le cours de l’Histoire, ou bien l’omniprésence de la culture manuscrite dans les textes médiévaux change-t-elle notre manière de percevoir cette notion?

Dickinson’s Misery a largement influencé les «New Lyric Studies» (Jackson et Prins 521-30). Mon titre fait également référence à l’article de Jonathan Culler, «Why Lyric?», qui a en partie motivé sa préférence pour le terme de poésie «lyrique», plutôt que pour une théorie de la lecture du lyrique8. En posant la question «Pourquoi le lyrique médiéval?», je souhaite repenser la place de la poésie médiévale dans ces conversations. Dans un deuxième temps, et comme le fait Culler, je demande «Pourquoi le lyrique?», mais je soutiens que les exemples médiévaux éclairent cette question de manière cruciale. Il ne s’agit pas de dire que la période médiévale peut ajouter une plus-value intéressante aux discussions de la modernité. Je suggère qu’elle leur est fondamentale: les enjeux sont d’ordre méthodologique. Ma question finale est «La poésie lyrique est-elle une forme?» — ce qui signifie, dans ce contexte, «Qu’est-ce que la poésie médiévale dit de la forme?».

2. Pourquoi la période médiévale?

La critique moderne part généralement du principe que le terme «lyrique» ne peut pas être appliqué à la poésie médiévale. Comme tout spécialiste des débuts de la période moderne («Early Modern period») s’empresserait de remarquer, le mot «lyrique» est utilisé pour la première fois au XVIe siècle9. Ce consensus étendu et véhément porte notamment sur les catégories de l’individuel et de la subjectivité. Historiquement, beaucoup de ses tenants furent des médiévistes. Au XXe siècle, la critique du lyrisme médiéval suggère que tout oppose «poème lyrique» et «expérience personnelle». Si certains poèmes lyriques semblent partager des caractéristiques du «lyrisme» post-romantique, ces «poèmes lyriques» lyriques sont des exceptions qui confirment la règle selon laquelle les poèmes courts médiévaux sont conventionnels, pratiques, et par-dessus tout, religieux.

Ironiquement, c’est précisément à cette perspective que s’oppose l’histoire critique moderne de l’édition du poème lyrique médiéval. Dans les anthologies modernes, le poème lyrique médiéval est toujours pris dans la nouvelle critique. L’âge d’or de la compilation moderne du poème lyrique médiéval correspond aux années 1960-1970 – l’apogée du New Criticism. Ce n’est pas un hasard si cette période voit la notion de lyrique appliquée au Moyen-Âge et à Emily Dickinson. L’«idôlatrie» du lyrique par le New Criticism (comme le nomme Jackson, 39) concerne la période médiévale aussi bien que les autres. On peut même avancer que le «poème lyrique médiéval» a été inventé pour satisfaire les prédilections de la «critique pratique»10. La «nouvelle critique» a façonné le poème lyrique médiéval à sa propre image: court, concis, ambigu, intense et riche de sens. C’était peut-être là l’âge d’or moderne de la poésie lyrique médiévale. Elle a ensuite disparu du champ de la critique tandis que le Néo-historicisme prenait la relève, et ne commence à réapparaître qu’aujourd’hui11.

La notion de lyrique telle qu’elle est appliquée à la littérature médiévale anglaise est ainsi un peu alambiquée. Dans un sens, la poésie lyrique médiévale n’est qu’un exemple plus extravagant de la manière dont se crée un imaginaire lyrique moderne; plus extravagant, parce que l’objet d’étude se prête moins à cette appellation que les lignes griffonnées par Dickinson. La torsion qui vise à transformer la poésie médiévale en poésie lyrique est une prouesse critique de même envergure. Cependant, cet exploit ne fonctionne que si l’on écarte la plupart des poèmes courts qui nous parviennent encore. N’affleurent que celles qui exhibent un schéma métrique et rimique bien visible, généralement sous forme de strophes. Mais la simple existence de poèmes obéissant à ces principes formels suffit à rayer de la mémoire littéraire ceux qui ne s’y conforment pas.

Pour le moment, le «poème lyrique médiéval» est donc une catégorie qui appartient, historiquement, à une période post-dickinsonienne de la critique moderne; la pléthore de poèmes conservés dans les manuscrits médiévaux attend un engagement critique renouvelé. L’impossibilité d’interpréter les poèmes courts médiévaux à l’aune des concepts du lyrique post-dickinsonien ouvre la voie à de nouvelles manières d’aborder et de comprendre la poésie.

3. Pourquoi la poésie lyrique?

La poésie médiévale pose de nombreuses énigmes au lecteur moderne. Les principaux défis qui lui font face sont peut-être l’anglocentrisme, la langue, la littérarité et la question de la «forme» telle qu’elle a trait à l’imprimé. Premièrement, l’idée selon laquelle l’adjectif «lyrique» ne s’applique pas à la littérature médiévale ne vaut que dans le champ de la poésie anglophone. En français, l’adjectif «lyrique» apparaît déjà entre 1371 et 137712. En 1400, il sert à désigner aussi bien une personne qu’un poème (Legrand 151).

Plus tôt, dans la langue occitane du XIIe siècle, ou celle du nord de la France au XIIIe siècle, ainsi qu’en Italie et Allemagne du nord, les troubadours et les trouvères ont produit un large corpus de textes en vers délibérément définis comme tels, ingénieusement élaborés, compilé dans chansonniers, et dont on peut encore trouver une grande partie des mélodies13. L’Angleterre est un cas particulier, où l’on trouve une grande diversité de contextes matériels et manuscrits, de copies peu scrupuleuses, et une culture de l’anonymat largement répandue14. Les poèmes lyriques en anglais n’ont été rassemblés que sporadiquement jusqu’au XVe siècle, et même à partir de là, sans commune mesure avec la tradition française. Il n’y a pas de formulation explicite d’une poétique ou d’une esthétique du lyrique.

La langue complique encore l’équation: jusqu’au XVe siècle, les poèmes lyriques étaient composés et copiés en anglais et en français, mais aussi en latin – bien loin des écrits continentaux mono-vernaculaires en occitan, en français et en italien15. La musique est un autre facteur complexe. Seuls quelques morceaux individuels accompagnant des textes anglais (20-30) sont transcrits à partir du XIIIe et XIVe siècles, pour une quinzaine en français et plus de quatre-vingts en latin (Deeming, Songs in British Sources). La musique devient plus présente dans les recueils de chansons des XVe et XVIe siècles. L’absence de notations qui précède cette période pose de nombreuses questions sur la compréhension des contextes musicaux de la poésie courte en Angleterre (Butterfield et Deeming). La part de la musique dans la culture manuscrite médiévale anglaise rappelle que la poésie n’est pas une catégorie littéraire étroite, et dans le même temps son absence signale que l’hypothèse d’une conception de la littérature informée par la musique dans l’Angleterre médiévale trouve bien peu de preuves. La culture manuscrite est elle-même complexe. Les exemples mentionnés en introduction montrent comment la poésie médiévale défie toute notion de forme imposée par l’imprimé, à la manière des bribes d’écriture de Dickinson laissées à la postérité.

La poésie anglaise de la période médiévale nous entraîne ainsi sur des terrains que la lecture du lyrique, telle que l’ont construite les XIXe et XXe siècles, ne peut embrasser. À l’aide des analyses de Jackson, nous pouvons néanmoins considérer différentes réponses à apporter à la profusion de poèmes manuscrits. Dans les exemples qui suivent, c’est ce que j’ai appelé ailleurs le «dynamisme textuel» (textual dynamism) des poèmes courts médiévaux qui aiguillera la recherche d’une méthode critique («The Construction of Textual Form» 55). J’inclus la musique pour montrer sa présence in absentia dans les théories du lyrique, la lecture du lyrique et la culture littéraire médiévale.

4. Le poème lyrique médiéval: réseaux et réagencements

La masse indéterminée de poésie médiévale anglaise empêche presque toute explication, analyse et contemplation de principes poétiques. La notion de lyrique médiéval ne convient qu’à des cas très spécifiques, les «poèmes artistiques» tels que «Nou goth sonne under wod.» (Brown, ELXIII, No.1). La grande majorité des poèmes est toujours exclue du domaine du lyrique. Pour le dire un peu abruptement, les poèmes insulaires médiévaux illustrent la conception médiévale du littéraire tout en en fournissant l’antonyme. Cela est tout aussi vrai de la forme. Ce sont les démonstrations isolées de fine maîtrise formelle – «I sing of a maiden» et «Adam lay ybounden» – qui sont considérées comme les joyaux des anthologies modernes, et non les longs pamphlets de poésie pieuse16. On est allé jusqu’à décrire cette poésie comme informe, comme un non-genre (ungenre) (Hiatt 277–294).

Comment penser une nouvelle approche pour cette poésie? Si nous essayons de rendre justice à l’abondance de sources, alors la poésie insulaire médiévale pourrait faire l’objet d’un «tournant descriptif» (descriptive turn). Du fait de sa profusion, le corpus gêne la micro-lecture. Une lecture structurelle attentive ne se prête qu’à une petite minorité de textes: le reste gagnerait à être approché au moyen de la description, plutôt que de l’interprétation (Heather Love 375). Il n’est guère besoin d’imposer un moule interprétatif. Les formules stéréotypiques des poèmes dédiés à la Vierge Marie correspondraient peut-être mieux à une méthode d’observation empirique.

C’est en découvrant un même texte de chanson sous différentes formes et dans différents livres que l’on prend la pleine mesure de l’horizontalité de la poésie médiévale. Worldes blis est l’un de ces exemples de recyclage/réagencement textuel, par lequel des groupes de plus petits éléments se combinent et se recombinent selon de nouvelles formes et dans de nouveaux contextes. Ce cas d’étude est intéressant car de telles trajectoires multilinéaires traversent des états successifs qui sont généralement présentés dans les anthologies comme des poèmes lyriques artistiques indépendants. Ce n’est qu’au moyen d’un pistage minutieux ou d’une heureuse découverte de lecture que ces cheminements sont mis au jour, et que l’on comprend que ces textes aujourd’hui dispersés sont en réalité intégrés dans des réseaux incroyablement denses17.

La formule d’ouverture «Worldes blisse» apparaît régulièrement dans les manuscrits médiévaux, signalant au moins trois traditions assez éloignées. Deux d’entre elles, (i) et (ii), nous parviennent avec un accompagnement musical, contrairement à la dernière (iii)18. Les deux manuscrits qui comprennent de la musique ont peu en commun: (i) a six ou sept strophes de dix vers; (ii) comprend vingt-deux vers qui forment trois strophes irrégulières. Voici la strophe initiale de (i):

I                       [W]orldes blis ne last no throwe
                        it went and wit awey anon•
                        þe langer þat ics it knowe
                        þe lasse ics finde pris þar on
                        for al it is imeind mid care•               5
                        with serwen and mid iuel fare
                        and atte laste poure and bare
                        it lat man with it ginth agon•
                        al þe blis þis her and °þere                (MS °hare)
                        bilocth at ende wep and mon           10
                                                          
                                               London British Library, Arundel MS 248, fol. 154r
 
                        Et de (ii):
                       
                        Worldes blisce haue god day.
                        Nou fram min herte wand away
                        Him for / to louen min hert his went
                        þat þur3 his side spere rent •
                        his herte blod / ssadde for me •         5
                        nayled to þe harde tre •
                        þat swete bodi was y tend
                        prened wit nay / les þre •.
                                              
                                               Cambridge, Corpus Christi College, MS 8, 547

Je reproduis ces lignes en vers, bien que les manuscrits les copient en prose. Les rimes sont plutôt régulières, sauf en ce qui concerne la ligne 8 de (ii) où le modèle du couplet est perturbé. (ii) est également problématique car, du fait des rimes plates, il est difficile de dire si ce poème est en strophe. (ii) a survécu dans une seule copie, une feuille dans un livre de musique plus conséquent, qui s’est trouvé préservé (d’une manière ou d’une autre). La musique pour (i) est écrite pour une voix, (ii) est un motet en deux parties – une partie vocale qui chante le texte et une seconde partie, le ténor, qui est tirée d’une section du chant19. Les textes de motets, et particulièrement les rares occurrences en anglais produites aussi tôt, n’observent pas de «norme» qu’un éditeur moderne puisse restituer.

Ces textes se détachent sur un arrière-plan plus confus de textes satellites qui semblent également faire partie de la constellation «Worldes blis»:

1.     Werdys lowe lestyth but a qwy3le
(2 couplets dans un sermon latin par Frère Nicholas Philip)
2.     Worldys blys haue good day
Ne lengur habbe ich þe ne may
(1 strophe, XVe siècle)
3.     Worldes blisse haue god day
Þat I þe lete so wayls way
(3 couplets, Cathédrale de Worcester, non édité)
4.     Worldis blisse strif hat wrout
(3 couplets, BL Harley MS 7322 dans les documents de sermons datés 1360, liens avec Fasciculus Morum)
5.     Werdis blisse maket me blind
(4 couplets [John of Grimestone])
6.     Werdis ioy3e is menkt with wo
(3 couplets, dans le sermon De gloria mundi [John of Grimestone])20

«Worldes blisse» est le point de départ constant, mais par la suite les phrases se mélangent et se combinent, disparaissent, sont remplacées par de nouvelles phrases et par des strophes entières. John Grimestone, un frère franciscain de la fin du XIVe siècle, copie deux versions différentes (sans musique) dans son carnet (items 5 et 6). Je fournis ces exemples pour éprouver notre hypothèse critique, à la manière de Jackson présentant les notes de Dickinson. S’agit-il de poèmes? D’un seul et même poème? En les rassemblant sur une page imprimée, elle peut les interpréter comme «détail d’un corpus littéraire» («a detail of a literary corpus»; notre trad., 12) ce qui est impossible dans le cas d’une seule page manuscrite. Cependant, plus que l’œuvre des poètes du XIXe siècle, ce corpus littéraire échappe au contrôle d’un auteur: il est public, c’est un ensemble de documents verbaux et musicaux qui est (en partie) l’objet d’une propriété intellectuelle commune. Les vestiges matériels de ce corpus sont souples et variés: ils révèlent qu’un même poème prend des configurations multiples, certaines accompagnées de musique, d’autres sans, qu’il est décliné parfois sous plus d’une forme textuelle, et plus d’une forme et d’un genre musicaux. Ce tableau est si complexe qu’il est impossible, sans démultiplier l’espace de notre recherche, de retracer l’histoire de la transmission qui, à la manière des manuscrits de Dickinson, nous fournirait le «pathos d’un sujet» («pathos of a subject»; notre trad., 13). La distance historique, l’anonymat des parchemins et le nombre vertigineux de connexions potentielles entre les textes nous entraînent à observer le schéma des connexions qui lient les manuscrits entre eux, plutôt que les nuances de relations humaines qui se tissent au sein d’un même texte.

Mon second exemple est un extrait de ce qui semble être le carnet de notes d’un étudiant à Oxford au XVe siècle:

Figure 3. Cambridge, Gonville et Caius College MS 383/603, p. 210, publié avec la permission du Maître et des Boursiers du Gonville et Caius College, Cambridge.

Le livre affiche les indices d’un comportement étudiant: c’est une collection peu méthodique, et trilingue, de courtes notes d’études – certaines consciencieuses, d’autres moins – qui semble avoir bien vécu. Il comporte des notes de grammaire latine, de vers et des exercices de latin, et des exégèses latines de passages bibliques. On y trouve aussi des notes juridiques, des modèles de lettres et des comptes rendus en français21. Parmi les objets les plus exubérants se trouve une énigme en vers en anglais, onze caroles, érotiques pour la plupart, ainsi que d’autres chants et fragments de chansons22.

Cette page est en quatre langues, inclut des notations musicales et quatre chansons dissimulées dans la graphologie. Elle est visuellement divisée en quatre sections horizontales, deux desquelles sont encadrées par les portées d’une partition. La deuxième section principale est coupée par une bande de portées rouges, portant des notes noires carrées. En haut de la page, on trouve la dernière partie d’une lettre en prose rédigée en français. Vient ensuite une seule portée de quatre lignes, dessinée à la main. Elle est vierge, à l’exception de deux notes: sol et ré. Au-dessous, on lit: «bryd on brere y tell yt to non oþur y ne dar•Were it vndo at is y do I wolde be war• y louede.» Au fil de la lecture, il devient clair que «Were it vndo» est le refrain d’une chanson en strophes écrite sous les portées. La voici:

Bryd on brere y telle yt to none ur y ne dar•Were it vndo þat is ydo I wold be war Y louede a child of þis cuntre and so y wende he had do me now my self þe soþe y see þat he is far Were it vndo þat is ydo &c he seyde to me he wolde be trewe and chaunge me for none ur newe now y sykke and am pale of hewe for he is far Were it vndo &c he seide his sawus he wolde fulfille þerfore y lat him haue al his wille now y sykke and mourne stille for he is fare Were it vndo &c

«Bryd on brere y telle yt to none oþur y ne dar» fournit l’indice verbal de la mélodie de la chanson. Trois lignes plus bas, «Byrd on þe brere &c» est aussi écrit à la fin de la première strophe, souligné en pointillé à l’encre rouge, et le texte du vrai refrain est glissé juste au-dessus: «Were it vndo þat is ydo &c».

Comme il se doit, peut-être, pour un cahier d’étudiant, celui-ci démontre une sémiotique de la communication sophistiquée, en dépit de son apparence chaotique. Prenons le premier ensemble de portées vides, par exemple. Une portée vide est par définition peu démonstrative. Cependant, elle renferme plus que ce que l’on pourrait supposer. Elle laisse entendre que ces mots se chargent d’une résonnance auditive supplémentaire. Il ne s’agit pas seulement d’une allusion abstraite: y figurent deux notes de musique. Difficile de déterminer pourquoi il n’y en a que deux: peut-être l’élève a-t-il manqué de temps, n’avait-il pas besoin d’indications supplémentaires, ou peut-être encore a-t-il réalisé que quelque chose n’allait pas. L’absence ne signifie pas qu’il n’y a rien: elle nous indique la présence d’une mélodie, et même sa longueur approximative. Nous ne pouvons l’entendre aujourd’hui, mais le copiste le pouvait, et la portée donne chair à son absence.

Ici, donc, nous n’avons que deux notes d’une chanson qui commençait à l’évidence par «Bryd on brere y telle yt to none ur y ne dar». Ces mots sont également très proches d’un fragment bien plus ancien, qui se trouve maintenant au King’s College de Cambridge, griffonné à l’envers au dos d’un parchemin contenant une bulle papale, originellement datée de 1199, du prieuré clunisien de St James, à Exeter. Cette chanson y a été ajoutée un siècle plus tard. Il y a suffisamment de place pour une quatrième portée, qui n’a jamais été écrite: cela aurait été une chanson à deux voix. Comme le remarque John Stevens, «sa mémoire, sa copie, ou son invention, ont dû lui faire faux bond» («Either his memory or his copy or his invention must have failed him»; notre trad.)23.

Pour le formuler dans les termes de Virginia Jackson, cet exemple s’apparente à une «confusion lyrique entre le pathos d’un sujet et le pathos de la transmission» («[lyric] confusion between the pathos of a subject and the pathos of transmission»; notre trad.; 13). «Byrd on brere», formule évocatrice, laisse sur la page venant de Cambridge des traces à deux endroits, et se retrouve dans un manuscrit d’Exeter avec laquelle elle n’affiche aucun lien. Des siècles avant que l’écriture de Dickinson ne soit assimilée aux empreintes d’oiseaux fossilisées (Jackson 16), un même oiseau chanteur apparaît déjà ici et là, de manière aléatoire mais révélatrice, sous la plume d’un clerc inconnu griffonnant indolemment au verso d’une bulle papale, et celle d’un choriste de Magdalen College (probablement) distrait de ses leçons. Pourtant, cet oiseau médiéval nous entraîne plus avant dans la nature du son et de l’écriture que les notes éparses de Dickinson. «Byrd on brere» fonctionne comme l’expression resserrée des paroles d’une carole, d’une mélodie, et d’une chanson tout à fait différente et bien plus ancienne. Il n’existe pas une seule et unique relation réunissant l’idée verbale, sa réalisation aurale/orale et sa transcription écrite, mais plutôt une diffusion latérale, profonde et étendue. Peut-être que la synchronie n’est jamais seulement synchronie, mais toujours aussi diachronie. Chaque moment est une strate de l’histoire, est pris dans l’histoire. Les chansons insulaires médiévales témoignent de la difficulté à saisir les sons et les significations couchés sur le papier, dans toute leur indistinction et leurs itérations effrénées. L’absence de norme écrite nous pousse à reconsidérer ce qu’est la forme, comment ses caractéristiques présumées et impensées se modèlent et génèrent certains écrits.

Worldes blisse et Byrd on brere neforment que la pointe de l’iceberg dans l’océan des écrits médiévaux. Mais ils en illustrent tous deux des traits fondamentaux. Leur lecture dresse la carte d’un long voyage textuel, peut-être toujours inachevé. Cette excursion révèle comment le schéma que nous associons aujourd’hui à la poésie – rime, mètre, répétition – a fluctué en chemin, parfois sous une forme plus distincte, parfois obscurci par une mise en page linéaire, ou par une copie des syllabes et des juxtapositions avec d’autres langues, d’autres poèmes, qui peut sembler négligente. Ce noyau poétique est formulé dans des genres, des livres, des lieux différents, et mobilise différentes mémoires. Six cents ans plus tard, la trace écrite issue de ces ensembles textuels semble obscure et coupée de nous. Mais il nous en reste un nombre suffisant pour démontrer que tous étaient partageables et partagés; chacun d’entre eux forme un groupe de mots, parfois un groupe de lignes de mélodie transférables, obéissant à un certain schéma.

Ces observations diffèrent-elles d’autres exemples de ce que nous avons fini par qualifier de poésie lyrique? N’est-ce pas là la manière dont une chanson «voyage»? Possiblement. Mais le caractère personnel, écrit à la main, d’un manuscrit médiéval signifie bien que quelqu’un s’est rappelé, a écrit et assemblé chacune des versions qui nous sont parvenues. On pourrait, en théorie, identifier et observer le scribe à l’ouvrage. Mais là encore, du fait de leur caractère personnel, les versions manuscrites de ces ensembles textuels rendent compte de quelque chose de moins stable. Contrairement à une chanson imprimée, le noyau de textes change de forme. Les mots sont épelés à chaque fois un peu différemment; certains sont remplacés, traduits; ils déclenchent des associations d’idées avec d’autres vers, dans d’autres langues; parfois, oui, ils sont chantés; ils viennent à l’esprit lors d’un sermon; ils enrichissent une berceuse ou une histoire. Le fait que ces changements prennent forme sur la page indique, paradoxalement, qu’ils ne se satisfont pas d’une seule forme. En résumé, ces vers existent dans un état de changement potentiel constant. La stabilité est presque accidentelle.

La lecture de surface (flat reading) a ses limites, mais son opposé, la «lecture de fond» (deep reading), pose problème en ce qu’elle interroge la relation du local au général. Si brillantes que soient les analyses permises par la lecture de fond, elles éclairent peu les procédés d’un poète dans le reste de son œuvre, et encore moins la génération artistique dont il fait partie, ou leur rapport au langage. Le problème parallèle de la lecture de surface (flat reading), c’est qu’elle néglige la main humaine.

Je suggère que la singularité de tels voyages textuels médiévaux offre un mode de lecture latérale qui implique de lire en profondeur. Observer le noyau toujours changeant d’un ensemble de poèmes tandis qu’il traverse le paysage mental d’un intellectuel médiéval, ce n’est pas seulement cartographier un réseau. Les couches de significations, les connexions latérales, transforment chaque unité poétique en un labyrinthe de liens vertigineux, en expansion constante, et amorcent une mise en œuvre de la mémoire collective sur le long terme. Chaque moment poétique cristallisé enregistre le temps de sa cristallisation comme la résonance de tout un édifice de lectures stratifiées.

C’est peut-être là une manière d’avancer. Il n’est pas d’objet poétique, si élaboré soit-il, qui se soumette seul à la recherche scientifique. Tous se dissolvent dans un réseau croissant de liens, et nous inspirent à parcourir ces chemins pour mettre au jour l’énergie intellectuelle qui préside aux schémas d’associations, aux transferts linguistiques, à la stratification théologique. C’est ainsi que nous découvrons les formes d’interaction sociale qui génèrent ces liens: la pédagogie, la piété personnelle, la performance publique, les notes privées. Cette forme de lecture est profondément latérale: elle est guidée par les mots, élucidée par la pratique.

5. Pourquoi la forme du poème lyrique médiéval?

Que se passe-t-il quand, au lieu de dire que «le lyrique est créé par l’imprimé et par la médiation critique» («lyric is the creation of print and critical mediation»; notre trad., Jackson 8) on avance que la poésie est créée par le manuscrit et par la médiation qu’opère l’auteur, du son à la signification, dans l’optique de la diffusion publique? J’entends ici que la poésie émerge de l’effectuation, par un auteur, au moyen de l’écriture, d’un moment de communication personnelle mais publique. Le moment peut être intime, mais le désir de le textualiser implique une négociation entre cette intimité et la nature publique de l’écriture. Ce n’est pas là le seul sens de la poésie. Le contexte purement oral (si tant est qu’il existe) a aussi, à n’en pas douter, un potentiel poétique. Mais ce qui relie «Byrd on brere» à «Who cares/about a Blue Bird’s tune», c’est l’attention portée à la transposition du son et du sens au sein d’une icône visuelle qui intervient, à sa modeste manière, dans l’histoire. L’imprimerie affecte la poésie parce qu’elle étend la notion de public, mais je ne suis pas convaincue que cet impact soit décisif. Bien avant l’imprimerie, les auteurs et les lecteurs ont élaboré une conception du pathos d’un sujet, et ont attribué au processus d’écriture le contrôle de sa sémantique et de son caractère aural.

L’analyse que propose Jonathan Culler en 1975, à propos de la façon dont les lecteurs de poésie «naturalisent» les fins de vers ou l’espace entre les strophes, peut clarifier cet argument (Structuralist Poetics 184). Culler évoque les présomptions selon lesquelles «l’espace typographique reproduit un espace dans le monde, ou du moins un saut dans les processus mentaux», en remarquant que «de telles procédures forment, en partie, l’institution de la poésie»24. Cependant, une fois de plus, la poésie médiévale montre que ces attentes dépendent d’une acception de ce qu’est la poésie. La convention de linéarité prosaïque des vers, commune au début du Moyen-Âge, montre que la poésie n’est pas toujours associée à un saut de ligne visuel. On peut aussi entendre des schémas de mètre ou de rime; le saut de ligne est incorporé à la forme écrite par les poètes médiévaux, plutôt qu’il n’est déclaré ou révélé. C’est ce processus, plus que la forme visuelle, qui est intéressant en termes poétiques.

Mon exemple final, tiré d’une biographie du XIIe siècle de l’ermite de Northumbrie Godric, en latin, décrit l’origine miraculeuse de quatre chansons anglaises médiévales (Reginald of Durham 306). Ces chansons sont également inclues dans la biographie, et il s’agit des premières chansons en anglais qui nous sont parvenues avec musique (Deeming, «The Songs of St Godric»).

Alia die dum solus resedisset, contigit ut subito altius elata voce quodam modulamine musico cujusdam cantici melodiam concineret. Post vocum dulciora modulamina, subnexuit et verba, quae auditori simplici satis fuere perceptibilia, nam sermone Anglico usus est, at tamen cantilenæ dulcedine cum ipsis sermonibus diutissime perfunctus est. Dixit enim haec verba Anglica, quae saepe ab ipso sunt iterando replicata, “Welcume, Simund; welcume, Simund;” quod Latino sermone sic exprimitur: “Bene venias, Symon; bene venias, Symon.” Verba his plura in canendo non protulit; sed dulcis cantilenae diversitate vocum sonoras arterias immutando saepius alteravit; nam quoties eadem verba repetiit, semper novi ac disparis cantus melodias quibusque syllabis verborum apposuit. Mirandum sane et omni stupore dignum, semimortui linguam modulamina musica alta jubilationis voce posse conficere; ac illiteratum idiotam simplicem notas non simplices, sed innodaciter intricatas, nullo docente, cognoscere. Quia vero tantae virtutis habere testem volui, advocans unum ex ministris, ei diligentius aurem adhibere commonui. Citra limina Ecclesiae utrique consedimus, ac diutius jocunditati tali cantici harmonia, verba ipsa memoriae tenacius commendavimus.25

Ce passage n’a rien d’évident. Bien que le chant de Godric soit observé avec zèle, la chanson elle-même n’est pas citée ici. Les quatre chansons sont étrangement reproduites dans les copies de la biographie, et seule une occurrence (sans musique) respecte le substrat narratif:  une représentation in absentia. Le biographe écrit avec condescendance, ou peut-être émerveillement. Ces sons sont produits par un «profane illettré et simple»: Reginald, un moine bénédictin de Durham, relève la sophistication de la musique avec une surprise évidente. Son serviteur et lui s’assoient humblement et mémorisent ce qu’ils entendent.

Cette conclusion peut surprendre, mais elle est à mon sens révélatrice des apports du Moyen-Âge aux débats contemporains sur la forme. D’abord, la chanson n’existe que dans une configuration muette et vide. Les mots viennent compléter l’événement, et nous aident à imaginer, et même entendre le son, mais en faisant appel à des connaissances extérieures et à la mémoire. Les deux témoins qui entendent et mémorisent la chanson sont les aide-mémoires vivants de la représentation musicale. La forme de la chanson est un mystère. Pourtant, sa présence est palpable et, au moyen du langage écrit, étrangement orale.

De même, l’oscillation de la chanson entre culture et inculture lettrée est éloquente. En contemplant la naissance de cette chanson, on assiste également au processus conceptuel par lequel un moine tente de décrire comment des sons musicaux, une phrase verbale, un ensemble de schémas complexes issus de matériaux nouveaux ou répétés s’assemblent dans une exécution inattendue et radieuse. Peut-être trouve-t-on ici un brin de sublime, mais alors formulé dans un vernaculaire peu articulé, lors d’un moment de création bien délimité, mais dont l’issue demeure ouverte. Ici la forme se saisit dans et hors la page, le langage, l’histoire. Peut-être est-ce là ce que nous essayons, maintenant, de dire.

  1. J’aimerais exprimer ma gratitude envers Ben Glaser, Christopher Page, Cathy Sanok et Paul Strohm, pour leurs commentaires sur le brouillon de cet article. Je souhaite également saluer la conversation déployée au sein du Yale Poetics Reading Group, organisé par Justin Sider, Tessie Prakas et Ben Glaser. La réunion du English Institute portant sur «La Forme», durant laquelle j’ai présenté une version de cet article, fut l’occasion d’un dialogue stimulant entre les disciplines et les époques. Je souhaite également remercier particulièrement Alexandra Reider et Jeanne Sauvage pour leur aide pour cette republication.
  2. Voir Carpenter. S’il était commun de présenter des vers en lignes continues dans les manuscrits anglais et français du XIIIe siècle, cette pratique était rare au XVe siècle.
  3. On note une anomalie dans le mètre: pour créer un schéma régulier de 8, 7, 4 syllabes, le e final de «mounde» devrait être muet en français et sonore en anglais, contrairement aux normes propres à chaque langue.
  4. Les trois poèmes sont (1) «A celuy»; Boffey et Edwards 16;Mooney 19; Davies 159–61. (2) «En Iesu Roy soueraign»; Boffey et Edwards724; Robbins 160–62. (3) «A ele que ayme sur tout rien», Boffey et Edwards 33.
  5. «Lyric is the creation of print and critical mediation»; notre trad., 8. Je remercie Michael Warner de m’avoir recommandé les travaux de Jackson.
  6. Bien sûr, de nombreux poètes écrivent leur poésie à la main après l’invention de l’imprimerie: ce qui différencie Dickinson, selon Jackson, c’est le genre de réaction qu’elle a reçu de la part de ses lecteurs et éditeurs.
  7. «The confusion between the pathos of a subject and the pathos of transmission… has come to define, in the last century and a half, not only an idea of what counts as Dickinson’s verse but of what does and does not count as literary language — and especially of what does and does not count as lyric language»; notre trad.; 13.
  8. Voir, en particulier, Culler, «Why Lyric?», 201–06; et «Lyric, History, and Genre», 879–99.
  9. Voir OED: Philip Sidney, sigl. I4v. [STC 22534]. George Puttenham, I.xi.20. [STC 20519].
  10. Il est peut-être utile de noter que j’avais déjà formulé ces remarques lors de différentes conférences, avant de lire Jackson. L’argument que j’expose ici est que, depuis la perspective des études médiévales, son (excellent) raisonnement n’est ni surprenant ni controversé.
  11. La «Norton Critical Edition» actuelle des Middle English Lyrics a été publiée en 1974. Une nouvelle «Norton Critical Edition» des Medieval English Lyrics est actuellement en préparation, éditée par Ardis Butterfield.
  12. de Presles,V.13, glose, f 249c. Cité dans le Dictionnaire du Moyen Français, ci-après DMF.
  13. Elizabeth Aubrey donne 315 «cadres musicaux distincts» pour 246 poèmes parmi 42 compositeurs (xvi); John Dickinson Haines donne 322 «lectures mélodiques différentes» pour 253 poèmes (20 et 41, note 32).
  14. Carleton Brown et Rossell Hope Robbins ont catalogué l’essentiel de la poésie lyrique médiévale anglaise et en ont édité une partie dans les années 1920-1940. Ils publient 630 éléments en quatre éditions: 91 éléments dans Brown, English Lyrics of the XIIIth Century, ci-après Brown ELXIII; 135 éléments dans Brown, Religious Lyrics of the XIVth Century; 192 éléments dans Brown, Religious Lyrics of the XVth Century et 212 éléments dans Robbins. Selon Robbins, environ 2000 poèmes courts en anglais moyen sont conservés dans 450 manuscrits; 35 d’entre eux contiennent 75% de tous les «poèmes lyriques» (xvii). A New Index of Middle English Verse liste approximativement 4200 éléments de poésie en moyen anglais, de toutes longueurs, alors que le Digital Index of Middle English Verse en répertorie 7108. Je remercie Emma Gorst et Ann E. Killian pour leurs conseils concernant ces chiffres.
  15. À propos de ce vaste sujet, voir Butterfield, The Familiar Enemy et «The Construction of Textual Form».
  16. «I sing of a maiden»: Boffey et Edwards 1367, Mooney et al. 2281; «Adam lay ybounden»: Boffey et Edwards 117, Mooney et al. 215.
  17. Butterfield et Deeming; Butterfield, «The Construction of Textual Form».
  18. Oxford, Bodleian Library, MS Rawlinson G.18 (SC 147510), peut-être 1265, avec musique; Londres, British Library, Arundel MS 248 (fin XIIIe siècle, avec musique); et Oxford, Bodleian Library, MS Digby 86 (SC 1687), assemblé environ de 1272 à 1282 à Worcestershire.
  19. Cette unique copie de la fin du XIIIe ou début du XIVe siècle est une page volante du Cambridge Corpus Christi College MS 8. «Worldes blisce», un morceau en deux parties et en déchant sur Benedicamus, composé en trois strophes, se trouve à côté d’une autre chanson anglaise en deux parties, d’un motet français et de quelques clausules en trois parties. Voir http://parkerweb.stanford.edu/parker/actions/manuscript_description_long_display.do?ms_no=8.
  20. (1) Boffey et Edwards 4225.5, Mooney et al. 6794. Oxford, Bodleian Library, MS Lat. Theol. d.1 (SC 29746), fol. 174. Voir Fletcher. (2) Boffey et Edwards 4220, Mooney et al. 6788. Cambridge UK, Pembroke College, MS 248, fol. iii. (3) Boffey et Edwards 4220, Mooney et al. 6788. Trois couplets dans Worcester, Worcester Cathedral Library, MS Q.46, fol. 238; voir Wenzel 78. (4) Boffey et Edwards 4224, Mooney et al. 6792. London, British Library, MS Harley 7322, fol. 157. Voir Furnivall 234. (5) Boffey et Edwards 4222, Mooney et al. 6790. Edinburgh, National Library of Scotland, MS Advocates’ 18.7.21, fol. 15. Voir Wilson 4. (6) Boffey et Edwards 4225, Mooney et al. 6793. Edinburgh, National Library of Scotland, MS Advocates’ 18.7.21, fol. 60v. Voir Wilson 18.
  21. Smith 192. Voir également les descriptions dans James 435-37 et dans Greene 324–25.
  22. Les caroles apparaissent dans Greene, nos. 114b (68–69), 187A (68), 418 (41), 441 (210), 452 (41), 453 (41), 455 (210), 470 (68), Appendix ii (210).
  23. Cambridge UK, King’s College Mun. SJP/50, verso, Boffey et Edwards 521, Mooney et al. 852.
  24. «typographic space reproduces a space in the world or at least a gap in the mental processes, such procedures form part of the institution of poetry»; notre trad., 184.
  25. Traduction de l’auteure, livrée ici en français: «Un autre jour, alors qu’il était assis seul, il haussa soudainement sa voix, et avec une certaine modulation musicale, chanta l’air d’une chanson. Après la douce modulation (musique? mélodie?) [modulamina] de ces sons [vocum], il attacha aussi [subnexuit] des mots, qui pour un simple auditeur étaient plutôt compréhensibles, puisqu’il utilisait la langue anglaise; et néanmoins, avec ces mots, il joua pendant longtemps la douceur de sa cantilène. Car il disait ces mots anglais, qu’il itéra et répéta de nombreuses fois, «Welcume, Simund; Welcume, Simund» (Bienvenue Simon), qui en latin signifient «Bene venias Symon, bene venias, Symon». Il ne dit pas d’autres mots que ceux-là dans sa chanson, mais il altérait constamment les effets de sa voix [sonoras arterias, «les artères résonnantes»] lors de la douce cantilène, avec une variété de sons [vocum]; car aussi souvent qu’il répétait ces mêmes mots, il prêtait toujours les mélodies d’une chanson nouvelle et différente à chacune des syllabes des mots. Il est merveilleux et surprenant que la langue de celui qui est à moitié mort puisse produire du [modulamina] musical dans une voix de grande jubilation; et qu’un paysan simple et illettré connaisse, sans qu’on les lui ait enseignées, des phrases musicales [notas] qui n’étaient pas simples mais étroitement nouées (ou tissées ensemble sans couture?) [innodaciter intricatas]. Mais parce que je voulais un témoin pour une telle prouesse, j’ai appelé un des serviteurs et lui ai ordonné d’écouter attentivement. Nous nous sommes assis à l’intérieur de l’église, de chaque côté, et pendant longtemps nous avons appris par cœur, avec ténacité, l’harmonie et les mots de cette incroyable chanson».
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Notes
Pour citer cet article

Référence électronique

DOI: https://doi.org/10.26034/la.tdl.2020.995

Traduction française:

Butterfield, Ardis. «Pourquoi parler de lyrique médiéval?». Traduit par Sonia Saunier. Théories du lyrique. Une anthologie de la critique mondiale de la poésie, sous la direction d'Antonio Rodriguez, Université de Lausanne, octobre 2020, https://lyricology.org/pourquoi-parler-de-lyrique-medieval/?lang=fr.

Licence: Licence Creative Commons Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

Version originale de l'article:

Copyright © 2015 Johns Hopkins University Press. Ce travail est une version remaniée d'un article publié originellement en anglais sous le titre «Why Medieval Lyric?», dans ELH, volume 82, numéro 2, 2015, pages 319-343.

Auteurs

Ardis BUTTERFIELD

Université de Yale, USA
Ardis Butterfield est actuellement professeure de littérature anglaise à l'Université de Yale. Elle est spécialisée dans la littérature et la musique de France et d'Angleterre du XIIIe au XVe siècle; les manuscrits vernaculaires continentaux et insulaires et leurs interactions; l'écriture urbaine; les textes lyriques médiévaux; Chaucer et la nation; le bilinguisme et les identités linguistiques médiévales; et les théories et histoires de la langue, de la forme et du genre. Ses livres incluent Poetry and Music in Medieval France (2002) et The Familiar Enemy: Chaucer, Language and the Nation in the Hundred Years War (2009), qui a remporté le prix R.H. Gapper 2010 de la Société d'études françaises et a été sélectionné comme Choice Outstanding Academic Title (2010). Elle a également édité deux recueils d'essais: Chaucer and the City (2006) et Performing Medieval Text (2017) avec Henry Hope et Pauline Souleau, ainsi qu'une soixantaine d'articles et d'essais. Co-fondatrice avec Helen Deeming du Medieval Song Network (2010-14), un projet collaboratif international visant à encourager de nouvelles recherches interdisciplinaires sur la lyrique médiévale, elle co-dirige actuellement le groupe de recherche Medieval Song Lab, basé à Yale, et un colloque annuel sur les histoires anglophones qu'elle a également co-fondé à Yale en 2013.

(Traduction)

Sonia Saunier, Université de Lausanne