On considère généralement que la définition moderne du lyrique (lirica) comme poésie de la subjectivité est née de la réflexion des théoriciens du XVIᵉ siècle. Dans cet essai, nous voudrions démontrer que l’origine de cette définition est liée à l’idée du lyrique comme poésie caractérisée par la variété métrico-formelle qui, à partir des Étymologies d’Isidore de Séville, se répand de façon capillaire au Moyen-Âge, à l’époque moderne et qu’on trouve encore, sous la forme d’un fossile, dans l’Esthétique d’Hegel.
1.
La définition du lyrique comme expression du sujet que l’on trouve dans la plupart des dictionnaires de langues modernes s’affirme à partir des érudits italiens du XVIᵉ siècle, quand, lors de la redécouverte de la Poétique d’Aristote, «la catégorie unitaire de lyrique et le système moderne des genres» («la categoria unitaria di lirica e il sistema moderno dei generi»; notre trad.; Mazzoni 55) commencent à se former. Du point de vue de la production poétique, après une certaine restriction des possibilités métriques à cause de l’imitation des formes de Pétrarque, l’étude des classiques et la redécouverte des mètres lyriques engendrent un renouvellement des formes romanes, spécialement dans le cas de la chanson (Guidolin 435). Le concept moderne de lyrique naîtrait donc en même temps de la «division de la littérature en trois catégories théoriques [épique, lyrique, dramatique] qui s’affirme entre la deuxième moitié du XVIIIᵉ siècle et le début du XIXᵉ dans les cultures allemandes et anglaises» («coevo alla divisione della letteratura in tre categorie teoriche [epica, lirica, dramma] che si afferma fra la seconda metà del Settecento e l’inizio dell’Ottocento nella cultura tedesca e inglese»; notre trad.; Mazzoni 43-44).
Cette reconstitution doit toutefois tenir compte de la diffusion de la définition des Étymologies d’Isidore (I, 658) durant tout le Moyen-Âge: «Lyrici poetae ἀπὸ τοῦ ληρεῖν, id est a varietate carminum. Unde et lyra dicta» (livre VIII, chap. De poetis). En effet, il est raisonnable de penser que la praxis des poètes vulgaires du Moyen-Âge fut conforme à cette définition, des troubadours jusqu’à Pétrarque (voir Grimaldi). Par conséquent, on peut parler d’un paradigme médiéval du lyrique comme genre poétique identifié par la variété métrico-formelle qui devrait apparaître dans les dictionnaires à côté du paradigme classique (le lyrique en tant que «poésie chantée au son de la lyre») et au paradigme moderne (le lyrique en tant qu’«expression de la subjectivité»). Je voudrais ici avancer l’hypothèse que le paradigme moderne est né de celui du Moyen-Âge en montrant que le concept de variété apparaît encore chez les mêmes auteurs parmi lesquels le concept de lyrique comme expression de la subjectivité semble déjà répandu (voir Frezza). La variété métrico-formelle et celle relative à la représentation des sentiments et des passions tendent effectivement à se mêler dans la définition moderne du genre lyrique.
Entre le XVᵉ et le XVIᵉ siècle, la redécouverte de la théorisation de la rhétorique classique et en particulier celle de Cicéron fait en sorte que la varietas représente à nouveau un critère esthétique de portée générale: la variété stylistique traduit la multiplicité du monde et de la nature et elle est considérée comme un élément fondamental de la peinture, du théâtre et de l’art oratoire (Gardini 254-270). La variété, toutefois, était aussi conçue comme une composante indispensable de la définition du lyrique. Le concept moderne se développe en effet lorsque les théoriciens du XVIᵉ siècle abordent le problème de la définition de l’objet de l’imitation du lyrique et se trouvent face à un corpus objectivement hétérogène et à la définition médiévale de variété métrico-formelle: c’est à ce moment-là qu’ils élaborent le paradigme du lyrique comme imitation de la variété des affections à partir duquel dérive le paradigme moderne du lyrique en tant qu’expression de la subjectivité.
2.
À la fin du Moyen-Âge, il est possible de repérer une première trace de la résistance du paradigme médiéval dans le dialogue Antonius de Giovanni Pontano (1471-91), dans lequel on peut voir un alter ego de l’auteur: le Lyricen – le chanteur qui doit faire l’éloge de la poésie et qui fait référence aux activités diplomatiques qui détournèrent Pontano de l’activité littéraire (Pontano 448-458). Dans sa brève exposition, celui-ci démontre une variété de mètres et genres: en premier lieu, un texte élégiaque, après un memento mori, une églogue selon le modèle théocritien et enfin une églogue en hexamètres dactyliques. L’exhibition dans un chant chaque fois originel est l’intention explicite; à la demande du public de répéter le poème déjà exécuté, le Lyricen répond qu’il veut chanter de nouveau.
Dans les Prose della volgar lingua de Pietro Bembo, «la Variation» est considérée comme nécessaire «pour fuir la satiété»; si Boccace est maître de la variété dans les nouvelles, Pétrarque est le champion «de la variété, qui peut entrer dans le vers» (Bembo, II, 18 15-18): «le critère rhétorique de la varietas est devenu un principe d’intelligence esthétique», et «l’œuvre de Pétrarque révèle sa perfection dans le fait qu’elle est variée et fusionnée» («il criterio retorico della varietas è divenuto un principio di intelligenza estetica, e l’opera di Petrarca rivela la sua perfezione nell’esser tutta quanta variata e fusa»; notre trad.; Tateo 243). D’après l’écriture de Pétrarque, avec Bembo la chanson devient la forme de la synthèse de l’idéal humanistique de perfection et du principe de la varietas.
Dans la Poetica de Gian Giorgio Trissino (1529), qui recourt déjà au critère aristotélicien de l’imitation, l’idée de la variété lyrique apparaît dans les passages dédiés aux «chansons, et sirventes, et sonnets, et ballades, et madrigaux, et d’autres petits poèmes semblables» («canzoni, e serventesi, e sonetti, e ballate, et mandriali, et altri simili poemi piccioli»); et en particulier lorsqu’on discute des chansons et des sonnets au sujet de la mort de Laura, dans lesquels Pétrarque «est si copieux et si varié que c’est une merveille» («è tanto copioso e tanto vario che è cosa meravigliosa»; notre trad.; Trissino, II, 88-89). L’écriture poétique de Trissino donne une confirmation de cette impression: dans le livre des Rime (1529), le genre métrique le plus varié est la chanson; et, à côté des schémas non pétrarquéens, «ce qui frappe ce sont certaines réélaborations originelles et contaminations avec l’ancien» («ciò che colpisce sono alcune originali rielaborazioni e contaminazioni con l’antico»; notre trad.; Guidolin 28).
Le paradigme isidorien apparaît aussi dans les traités français. Dans l’Art Poétique francoys de Thomas Sébillet (1548), le lyrique n’est pas une catégorie autonome; toutefois, on retrouve mêlées quelques-unes des typologies textuelles qui depuis l’Antiquité tardive étaient associées à la définition du lyrique: les Psaumes et les odes d’Horace. Après avoir analysé les Cantiques de Marot, fameuse version poétique des Psaumes, et après avoir constaté que ce genre est «variable en sa forme et structure» (Sébillet 146), Sébillet traite du chant Lyrique:
Le chant lyrique, ou Ode (car autant vaut a dire), se façonne ne plus ne moins que le Cantique, c’est a dire autant variablement etinconstamment […]. Aussy la matiére suyt l’effet de l’instrument, qui comme le chant Lyrique, et l’Ode comme l’instrument exprime tant du son comme de la vois lés affections et passions ou tristes, ou joieuses, ou creintives, ou esperantes, desquéles ce petut Dieu (le premier et principal suget de Pöésie, et singuliérement aus Odes et Chansons) tourmente et augmente lés esperis dès Amoureus. Ainsy est le chant Lyrique aussy peu constant qu’ilz sont, et autant prompt a changer de son, de vers, et de Ryme, comme eus de visages et d’acoutremens. (147-148)
Donc le lyrique, aussi bien que le Cantique des Cantiques, est varié et inconstant, une idée qui réélabore celle que l’on trouve dans plusieurs sources médiévales, selon laquelle les Psaumes étaient assimilés à la poésie lyrique à cause de leur variété métrico-formelle (Grimaldi 174-175; voir aussi Pietrobon). Sébillet est déjà conscient du fait que les deux formes métriques étaient chantées avec l’accompagnement d’instruments de musique, toutefois il considère le lyrique comme l’expression de différentes affections de l’esprit et établit une équivalence entre cette variété et la multiplicité des formes de l’ode et des chansons. Après un exemple de «chant lyrique», Sébillet traite de la Chanson et établit un rapport étymologique: ode signifie «chanson». Les deux formes sont équivalentes du point de vue structurel (Sébillet 150-151). Dans la description du genre – qui, comme dans la tradition isidorienne médiévale, inclut les Psaumes, les Odes anciennes et les chansons d’amour des poètes modernes –, les trois paradigmes (classique, médiéval et moderne) sont donc mêlés: musique, variété, passions. Sébillet reconnaît le lien avec le chant et accepte l’idée répandue à son époque selon laquelle le lyrique est expression des passions de l’esprit; mais il récupère aussi le concept de la variété métrico-formelle (une intersection qui sera évidente chez Pomponio Torelli).
On peut aussi placer sous le signe de la variété lyrique la théorie et la pratique de Pierre de Ronsard, pour qui le but du poète lyrique est avant tout la célébration et la louange. La réaction de Ronsard au pétrarquisme maniéré, qui dominait en France à l’époque, passe par la récupération, à travers Pindare et Horace, de la variété lyrique ancienne. Celle-ci est justifiée dans la prémisse des Quatre Premiers Livres des Odes (1550), où il demande d’être appelé «le premier auteur Lirique François, celui qui a guidé les autres au chemin de si honneste labeur» (Ronsard 43 et 47).
Dans son traité Della vera poetica (1555), Giovan Pietro Capriano, après avoir décrit le genre héroïque (epopeia), considéré comme le genre de poésie le plus parfait, s’occupe de Pétrarque (chap. viii: Discorso sopra l’amore e composizioni di Petrarca), en le définissant comme un «poète lyrique» (lirico poeta). Il n’y a aucune référence précise à la «diversité» ou à la «variété», mais Pétrarque semble être décrit comme poète de la multiplicité des sentiments et des styles (Capriano 332-333).
Dans les Poetices libri septem de Giulio Cesare Scaligero (1561), dans lesquels, comme chez Uguccione da Pisa, le lyrique est défini à partir de la lyre et non l’inverse (Scaligero 47; voir Grimaldi 167-170), le genre est envisagé comme «une sorte de mégatype ou archigenre qui comprend de nombreuses sous-classes» (Guerrero 97). En effet, avant d’offrir une revue érudite des différents types de la poésie ancienne, Scaligero note que «Lyricorum genera multa» (Scaligero 47).
Antonio Sebastiani dit le Minturno, auteur de deux importants traités de poétique, le De poëta (1559) et L’arte poetica (1563), quoiqu’il parte du principe que l’origine du lyrique est la lyre et par conséquent le chant, en accord avec les grammairiens alexandrins et à la différence d’Isidore et de ses commentateurs médiévaux, récupère encore l’idée de la variété lyrique:
Et, comme cette composition était simple, et d’un seul mode; ainsi par la suite on commença à adopter une grande variété de vers. Dans cette variété dix furent les plus illustres, qu’on appelle proprement lyriques, et selon l’avis de tout le monde le premier entre eux fut Pindare. Et dans cette variété encore l’on compte les Dithyrambiques, et les Nomiques, qu’on appelle spécifiquement Méliques1.
Minturno spécifie ensuite que, par la suite, on définit comme lyriques uniquement les poètes qui avaient composé avec un vers mélique. Quand il traite des poètes «Nôtres», c’est-à-dire les Toscans, il les relie aux poètes anciens en décrivant les ballades – qui étaient chantées avec une danse – et les chansons, «qui du chant tirèrent leur nom» («che dal canto hebbero il nome»; notre trad.; Minturno 170). L’idée de variété lyrique se croise avec celle de lyrique comme expression des affections; selon Minturno, en effet, même si le poète «Mélique» (c’est-à-dire lyrique) «souvent dépose sa personne» («spesso dipone la sua persona») (c’est-à-dire parle à travers des voix différentes de la sienne, en donnant la parole, par exemple, à l’Italie, comme dans la célèbre chanson de Pétrarque), toutefois on ne peut pas ne pas considérer une forme d’imitation celle de celui qui: «peint bien la forme du corps; à savoir les affections de l’esprit: ou remarque adéquatement les coutumes; ou décrit toute chose d’une façon telle que l’on a l’impression de la voir ici exprimée: telles que la plupart des odes horatiennes et les rimes de Pétrarque dans lesquelles personne n’est voué à parler»2. Lorsque son interlocuteur, Berardino Rota, demande «que fera la Mélique Poésie», Minturno répond que le lyrique est l’imitation, à travers une «grande variété de vers», de la variété des affections et des actions humaines (175).
On retrouve l’idée de variété dans les Precetti della poetica d’Orazio Toscanella (1562):
Le lyrique ou le mélique est celui dans lequel les poètes utilisent une manière différente de vers. Leur chœur était composé de cinquante hommes, lesquels étaient placés en cercle autour et chantaient les poèmes des lyriques, et ils faisaient cela pendant les fêtes des vainqueurs qui recevaient comme prix un bœuf3.
Ludovico Castelvetro aussi, dans le volgarizzamento de la Poétique d’Aristote (1570), semble accueillir une définition du lyrique comme ensemble de formes poétiques différentes (où il discute des noms qui sont imposés aux personnages dans les différents genres): «Or, nous parlons du point de vue général, nous divisons tous les poèmes en quatre groupes: et sous la première nous comptons la comédie, sous la deuxième l’épopée, sous la troisième la tragédie, sous la quatrième: odes, épigrammes, élégies, chansons et d’autres poèmes brefs et variés similaires»4. Et juste avant: «Dans la quatrième et dernière part, nous comptions odes, épigrammes, élégies, sonnets, chansons et semblables, dans laquelle nous avions l’habitude d’utiliser l’appellation véridique des noms des personnes» (Castelvetro, I, 260). La quatrième partie, dans laquelle, selon Castelvetro, se partagent tous les poèmes restants «brefs et variés», est probablement le lyrique: comme dans plusieurs sources médiévales, encore une fois il y a une macro-catégorie qui selon son statut contient une variété de choses différentes (voir Grimaldi 168), qui dans ce cas sont des genres thématiques et non pas métriques (mais la différence ne devait pas être aussi nette: ou mieux, les thèmes correspondaient aux mètres, comme c’était déjà le cas pour les grammairiens alexandrins).
Le genre lyrique est encore un récipient des formes chez Alessandro Guarini le Jeune (env. 1563-1636) qui, dans ses Leçons sur le sonnet Doglia che vaga donna de Giovanni Della Casa (1559), décrit ce qu’aujourd’hui nous définissons comme le système des genres poétiques (Guarini 341; et voir Mazzoni 56).
À ce moment-là, l’idée du lyrique comme expression de l’intériorité est déjà répandue; toutefois, la conception isidorienne du lyrique comme variété métrique et stylistique apparaît encore par intermittence. Il est vrai que, en s’appuyant sur la définition du lyrique comme parole accompagnée par la danse et par le chant, les essayistes du XVIᵉ siècle considérèrent qu’il n’était pas évident d’établir un parallèle entre le mélos ancien et les sonnets, les ballades, les chansons et les madrigaux. Néanmoins, l’identité de genre engendrée par la musique «ne correspondait pas au concept de lyrique que le lettré moyen pouvait avoir au milieu du XVIᵉ siècle» (Mazzoni 57). Pour les lettrés du XVIᵉ siècle ce qui tient le genre ensemble n’est pas «le lien ancestral avec le chant, mais plutôt la capacité d’évoquer les ‘‘affections de l’esprit’’ sur lesquelles Minturno s’arrête longtemps» («il legame ancestrale col canto, quanto quella capacità di evocare gli ‘affetti dell’animo’ sulla quale Minturno si sofferma a lungo»; notre trad.; Mazzoni 57). Il est donc utile de supposer un lien plus fort, mais à partir d’une définition qui traverse tout le Moyen-Âge.
3.
Ce n’est qu’à la fin du XVIᵉ siècle que la variété métrico-stylistique est de nouveau liée de façon explicite à la variété morale et à la multiplicité des affections représentées par le poète lyrique. Lorsqu’il écrit le Trattato della poesia lirica (1595), Pomponio Torelli semble considérer le corpus lyrique latin et vulgaire comme l’avait peut-être fait Isidore de Séville avec la poésie classique, quand il avait élaboré sa définition du lyrique à partir de la varietas carminum: Torelli, en effet, dispose d’un patrimoine riche et hétérogène dans lequel il essaie d’identifier une raison unifiante. Isidore avait employé un critère formel à partir de la constatation de la variété métrique de la poésie lyrique, alors que Torelli, comme ses prédécesseurs déjà nourris par l’aristotélisme (voir Genovese 59-64), utilise un critère esthétique fondé sur le principe d’imitation, dans lequel le poids du concept de variété est toutefois encore très élevé.
Ayant constaté qu’Aristote ne parle jamais de lyrique, Torelli donne une description du patrimoine poétique qu’il juge lyrique, un ensemble difficile à définir car pauvre en règles qui l’enseignent et très riche en compositeurs et compositions différents (569). Ensuite, il cite le fameux passage de l’Ars poetica d’Horace sur les thèmes abordés par les poètes lyriques et se demande quelle est la raison unifiante (l’«unité de fin» (unità di fine)) du lyrique (569; voir Grimaldi 156). Il vise donc à réduire à l’unité la variété. Si l’art est imitation et son but l’apaisement des passions qui affectent les âmes, dans la Lezione terza Torelli suppose que le principe unifiant du lyrique est l’imitation de la variété des affections:
Nous dirons que la Poésie Lyrique n’est rien d’autre que l’imitation des différents costumes et affections, faite avec plusieurs vers différents, conjoints en un temps, avec l’harmonie des vers et rythme des pieds, afin de purifier les âmes des affections mêmes5
C’est ici que l’on voit une différence avec les poésies épiques et comiques (Torelli 603), une différence liée aux moyens et non pas aux buts: «L’instrument du Lyrique sera la diversité des vers, la danse et le chant. Et si quelqu’un me demandait pourquoi, parmi tous les Poètes, le Lyrique utilisa cette diversité de vers, moi je répondrais que cela découle de la diversité des affections»6. Torelli est toujours très attentif à ne pas négliger le lyrique moderne; face au doute que les «poèmes nôtres» (poemi nostri) puissent être appelés lyriques car il ne sont pas dansés, il répond affirmativement, en soutenant que les «poèmes nôtres» peuvent de toute façon être récités. La diversité des affections est en revanche connaturelle à la nature humaine, par conséquent le lyrique doit employer plusieurs types de vers (Torelli 649). Ensuite, il se charge d’élaborer des explications de caractère psychologique afin de justifier la variété des vers du poète lyrique, par exemple quand il soutient que l’emploi d’un vers de quatre syllabes à côté d’un de six a pour but d’exhorter encore plus le cheval qui nous transporte sans frein. Et il synthétise ainsi:
De beaucoup et beaucoup d’autres vers se sert le Lyrique au service de beaucoup et beaucoup d’autres affections tels qu’à tout moment nous les voyons naître en nous, parce que, comme nous le disions, cette Poésie est composée de très différentes sortes d’imitations, ou mieux en elle s’aperçoivent toutes les sortes plus clairement et plus aisément. […] par conséquent à cause de la diversité des affections, à cause de leur qualité incertaine, le Lyrique eut besoin d’un sujet aussi varié que l’est la diversité des vers7.
Et le raisonnement vaut autant pour les anciens poètes métriques que pour les modernes (Torelli 655). Enfin, Torelli aborde la classification aristotélicienne des arts fondée sur la nature des personnages introduits dans les différents genres et accepte une définition du lyrique assez similaire au genre mixtum; le mode du poète lyrique est en effet libre et varié (Torelli 660). Et il conclut le portrait aristotélicien de la poésie amoureuse (et de sa propre poésie) sous le signe de la variatio métrique et de la multiplication de la rime. Cette multiplicité changeante de formes dépend de la «“qualité incertaine” des “affections”, mais garantit en même temps la relative liberté du poète, qui peut accumuler et alterner ses “imitations” musicales dans l’élastique récipient formel du chansonnier»[efn_note]«“incerta qualità” degli “affetti”, ma garantisce al tempo stesso la relativa libertà del poeta, che può accumulare e alternare le sue musicali “imitazioni” nell’elastico contenitore formale del canzoniere» (notre trad.; Rinaldi, dans Torelli, XXIII-XXIV)[/efn_note]. Chez Torelli les éléments classiques, médiévaux et modernes de la définition du lyrique apparaissent donc liés: le lyrique est poésie pour musique, harmonieuse, variée et vouée à la représentation de ce qu’aujourd’hui nous appellerions intériorité, ce que Hegel appellera le «mouvement intérieur subjectif du poète» et qui est exactement ce que, selon Torelli, nous «voyons naître en nous».
4.
La variété stylistique et thématique est un des aspects spécifiques de la culture du Baroque (Battistini 482). Toutefois, dans le domaine du lyrique, la situation est plus complexe, parce qu’au XVIIᵉ siècle on peut encore identifier des traces de la définition isidorienne à côté d’une tendance générale à l’innovation formelle.
On trouve un témoignage important de la transformation en cours du concept de variété lyrique dans la pratique poétique et dans la réflexion théorique de Gabriello Chiabrera. Dans l’avertissement de Le maniere de’ versi toscani (1599), signée par Lorenzo Fabri, on affirme qu’on a voulu reproduire de manière fidèle les mots de l’auteur, comme il apparaît évident si l’on fait attention aux analogies avec les passages du dialogue Il Geri; ce court écrit représente une défense de la possibilité d’employer une variété de vers et partage quelques éléments avec la prémisse de Ronsard aux Quatre Premiers Livres des Odes: «La variété, dont les vers suivants sont composés, me pousse à écrire ces courtes lignes, afin que la manière d’écrire en vers, qui est art, n’apparaisse pas un simple ornement» («La varietà, onde sono composti i seguenti versi, fammi forza a scrivere queste poche righe, acciò il modo del verseggiare, il quale è arte, non paresse vaghezza»; notre trad.; Chiabrera 4). Pour Chiabrera, le lyrique est poésie chantée, écrite pour être mise en musique et, pour cette raison aussi, elle requiert une variété de vers. Dans le Geri, qui fait partie des Dialoghi dell’arte poetica, Chiabrera parle de la texture des chansons; quand il définit les différents types de vers qui peuvent être employés par les poètes italiens, il rappelle qu’en fait «jusqu’à présent ses grands poètes n’ont rien employé d’autre que des vers de sept ou onze syllabes» («i gran poeti suoi non altro hanno usato fin a qui, salvo versi di sette e di undici sillabe»; notre trad.; Canzonette 563). Après Dante et surtout avec Pétrarque, ces deux vers étaient effectivement les seuls estimés acceptables dans la lyrique aulique. Dans le dialogue précédent, L’Orzalesi, on avait condamné l’usage moderne d’une variété de vers qui ne paraît pas être admise par les grands poètes toscans et déjà à cette occasion le porte-parole de Chiabrera avait démontré qu’en fait même Dante et Pétrarque ont été «variés». La liste des exemples poétiques est intéressante car elle démontre que pour Chiabrera, la variété pouvait signifier plusieurs choses différentes: présence de rimes sans lien à l’intérieur d’une strophe, de vers avec des terminaisons différentes (tronchi, piani et sdruccioli), de rimes au milieu de la forme. Chiabrera, qui, poussé aussi par la culture française (et en particulier par Ronsard), en train de redécouvrir Pindare, n’est pas seulement un novateur extraordinaire de la praxis poétique italienne; il est un subtil théoricien, qui élabore le paradigme médiéval dans un esprit peut-être plus adéquat à la conception originaire qui avait influencé Isidore – quoiqu’il ne sût pas, probablement, que cette idée de la variété lyrique dérivait des Étymologies. Il semble en effet revenir à l’idée de variété de vers que l’on trouve par exemple chez les troubadours (à côté de la variété des mètres); que Dante et Pétrarque avaient en revanche interprété dans un sens plus large comme «diversité de mètres» et de «genres» (Grimaldi). La référence à la tradition grecque est explicite; et il y a aussi l’idée – que l’on a vue chez Minturno – selon laquelle dans la poésie classique s’était vérifié un passage d’une uniformité originaire à l’utilisation d’une multiplicité de vers différents; on retrouve aussi la polémique contre Pétrarque ou, mieux, contre certaines réélaborations de Pétrarque, comme on l’a vu chez Ronsard.
En substance, Chiabrera revendique même pour la poésie amoureuse l’emploi d’une variété de vers qu’il identifie dans la tradition pindarique, qui traite de préférence de matières sublimes (Canzonette, 563). Les amoureux toutefois veulent chanter «tout ce qu’ils vont sentir dans leur cœur» («tutto quello che sentiranno dentro dal core»; notre trad.); pour cette raison, la relative uniformité de vers que l’on retrouve chez Dante et Pétrarque n’est pas considérée adéquate à la représentation des affections: «J’ai dit ce que je sais pour prouver que les variétés des vers ci-dessus remarquées sont plus bénéfiques que nocives à la poésie toscane, et qu’elles ne doivent donc pas être bannies du Parnasse, mais il faut leur laisser de la place» («Ho detto quanto so per provare che le varietà de’ versi sopra notati siano anzi di giovamento alla poesia toscana che di danno, e che perciò deonsi non sbandire dal Parnaso, ma dar loro quivi cortese albergo»; notre trad.; Chiabrera, Canzonette, 565). Après avoir répondu aux objections de l’interlocuteur, le porte-parole de l’auteur, Geri, tire les conclusions du discours, en justifiant l’emploi d’une «grande variété de vers» (566). Ensuite, il fournit l’exemple d’Horace, qui dans ses strophes utilise plusieurs vers différents. Geri, alias Chiabrera, prévient une objection: ce n’est pas vrai que ce mélange va rassembler à «une bagarre et un fouillis» («una zuffa ed uno scompiglio»), qui endommage la «suavité de la poésie» («soavità della poesia»); tout dépend de la capacité du poète à mélanger les divers types de vers de façon non «viciée» (567). Sur ce point, l’interlocuteur objecte que, malgré que les Grecs eussent vraiment utilisé une variété de vers, il faut quand même considérer que «par sa nature le langage refuse une telle variété» («per sua natura il linguaggio rifiuta sì fatta varietà»); d’ailleurs, si les pères de notre langue toscane avaient employé peu de vers, pourquoi devrait-on maintenant chercher à les dépasser? Geri rappelle avoir démontré que les anciens Toscans, aussi bien que les Grecs et les Latins, avaient approuvé la variété des vers et qu’ils l’utilisèrent fréquemment «parce qu’ils désiraient un chant sublime […] et pour faire cela la multitude de vers ce n’était pas nécessaire, ceux dont surgissait le son majeur étaient suffisants» (568). Malgré cela, Geri remarque qu’aujourd’hui on compose avec différents vers les chansons auxquelles il voit que «les peuples tendent l’oreille» («i popoli porgere volentieri l’orecchio»): «Et c’est sûr que les maîtres de chant mettent en musique de bon gré de telles compositions; ils le font même avec grande envie, et ils avouent promptement que la variété des vers les aident à amuser l’auditoire avec leurs notes»8. Le traité se termine par l’éloge du «lyrique amoureux» au sujet du «guerrier héroïque» qui semble servir à l’idée de la nécessité de l’emploi de la variété des vers aussi dans le lyrique moderne (70).
À une époque à laquelle le paradigme dominant est déjà celui du lyrique comme représentation de l’intériorité, la redécouverte de la poésie grecque et surtout pindarique permet de remonter aux origines du concept de variété métrique. Toutefois, la variété est encore interprétée comme un fait de style et de contenu; dans la dédicace de la deuxième partie de l’édition des Poesie (1618), Chiabrera explique qu’il va suivre l’exemple des Grecs, qui, «en montant le Parnasse par différentes routes, laissèrent peu de matières qui ne furent pas abordées par leur vers» («per varie strade salendo al Parnaso, poche materie lasciarono, che dai loro nobili versi non fossero illustrate»; notre trad.), et il cite donc les poètes lyriques majeurs: Anacréon (pour les poèmes pour les symposium et les fêtes), Sappho (pour les passions), Pindare (pour la louange des chevaliers), Simonide (pour les chants funèbres) et Alcée (qui composa des chansons politiques), en justifiant un élargissement des possibilités expressives du lyrique du point de vue des mètres et du contenu (Chiabrera, Canzonette, 607).
Au début du XVIIᵉ siècle, le concept de variété lyrique continue, d’un côté, à suivre toujours les orientations de la tradition médiévale (variété de style, mètres et contenu), de l’autre, grâce à la récupération directe de la poésie grecque, à s’enrichir de la nuance probablement originaire de «variété de vers» en rapport avec la musique. Il ne faut pas non plus oublier le lien très étroit qui lie les innovations métriques de Chiabrera et la recherche musicale de l’époque: au sujet des Maniere, en effet, on a pu parler d’une «double caution théorique», représentée par la «nécessité du rapport avec la musique» et par l’«expérimentation métrico-formelle prioritaire» (Raboni, dans Chiabrera, Maniere, XXVIII). De ce point de vue, même chez Chiabrera le lyrique retourne, pour ainsi dire, aux origines; ses chansons et ses canzonette étaient en fait souvent composées sur demande des musiciens (Zuliani 122-125). L’«impulsion de mouvement» et le «principe de variété organique» que le lyrique, à cette époque «stagnante», aurait reçu grâce à Chiabrera (Carducci 44-45), furent en réalité une re-modulation du paradigme médiéval. Le destin de l’acception technico-formelle de variété sera toutefois, entre le XVIIᵉ et le XVIIIᵉ siècle, d’être absorbé par la définition du lyrique comme imitation et représentation de la variété des affections.
Francesco Fulvio Frugoni (ca. 1620-1686) devrait désormais être plongé dans le paradigme moderne, dans lequel on peut relever la classification ternaire inconnue à l’Antiquité (épique, lyrique, dramatique) qui sera ensuite résumée par les Romantiques. Pourtant, lorsque, dans l’Accademia della Fama, il imagine la personnification de Poesia qui porte à côté de soi trois princesses, Epique, Lyrique et Dramatique, Frugoni identifie toujours le lyrique avec la variété: «La Lyrique donnait les mains à la Variété et à la Grâce, qui la gardaient au milieu toute fleurie et charmeuse, avec la veste raccourcie, mais riche pour la variété des broderies» («La Lirica dava le mani alla Varietà e al Lepóre, che la tenevano in mezo tutta fiorita e vezzosa, con la giubba accorciata, ma ricca per la varietà de’ ricami»; notre trad.; 77). Si l’on essaie de résoudre l’allégorie, on peut conjecturer que la «Lyrique», joint à la variété et à la grâce, à l’agrément, à l’élégance du style (ou «argutie»), a la «veste raccourcie» parce qu’il s’agit d’une composition brève, qu’elle est «fleurie et charmeuse» dans le sens dans lequel les lyriques de Pétrarque étaient comparées, par exemple, par Giovan Pietro Capriano à un «très agréable printemps», et qu’elle est «riche pour la variété des broderies» dans les sens de «pleine de variété métrique et formelle».
Dans le traité Della ragion poetica (1708), Giovanni Vincenzo Gravina reprend, comme Toscanella et d’autres, l’étymologie antique (et de notre point de vue correcte) de lyrique par lira (33). Ici, toutefois, nous retrouvons un des éléments de la définition médiévale de lyrique: l’idée du lyrique comme ensemble de genres différents, répandue de Hugues de Saint-Victor jusqu’à Castelvetro (voir Grimaldi). Au début du chapitre Della lirica, Gravina spécifie: «De celle-ci bourgeonnent divers rejetons qui se nourrissent de la même humeur, qui embrassent singulièrement et séparément quelques passions, affections, costumes ou faits, qui sont accueillis dans le sein de l’épique ou du dramatique, quasiment des ruisselets dans le lit d’un fleuve»9. Le lyrique est ici aussi un macro-genre, dont la raison unifiante est pourvue une fois de plus, comme chez Torelli, par la représentation des affections et plus en général de la nature humaine:
Pour cette raison les textes lyriques sont des portraits de particulières affections, costumes, vertus, vices, gènes et faits, c’est-à-dire que ce sont des miroirs dans lesquels par différents reflets brille la nature humaine. C’est pourquoi l’utilité de la poésie lyrique fait partie de l’expression vive de ces pensées et affections que la nature greffe et de ces cas qui se mêlent au cours de chaque passion et du vivre humain. Cette variété d’événements et vivacité et naturalité d’affections et de costumes a été esquissée sur une grande toile par les poètes qui expriment les points les plus menus des passions et costumes, et ourdissent le dessein avec la figuration des cas et des pensées sensibles et vrais, qui semblent naître de la nature et non pas de la finesse10.
Par la suite, Gravina fait une liste et une description des différents types de lyrique: les odes étaient destinées aux «choses amoureuses» (amatorie); d’autres, comme celles de Pindare, traitaient des héros; d’autres, les péans, étaient adressés aux dieux; les scolies, comme les hymnes aussi, contenaient les louanges des hommes valeureux; le dithyrambe chantait le louanges de Bacchus; les hyménées étaient composés pour les noces; les nénies et les thrènes pour les funérailles; et enfin l’élégie était «compagne de la tristesse» (compagna della mestizia). Comme nous le voyons, il s’agit d’une version étendue de la description horatienne des thèmes propres au lyrique. À la fin de ce catalogue, Gravina déclare qu’il laisse tomber d’autres types de textes moins nobles, à son avis «compris sous le nom de lyrique», «parce qu’ils correspondent» avec un seul mot à leur substance entière, qui a reçu son tempérament varié des mètres et des rythmes» (Gravina 35). Le lyrique est un récipient de genres, caractérisé par la variété des mètres et des rythmes à travers lesquels on peut exprimer la variété de la nature humaine; donc, encore une fois, par la variété métrique (Gravina 127).
Dans les Lectures on Poetry (1742) Joseph Trapp discute avec ses auditeurs au sujet de «l’original et l’antiquité de la poésie lyrique, ses qualités spécifiques, la variété de sa matière et la différence entre les écrivains modernes et les anciens dans ce sens» («the Original and Antiquity of Lyric Poetry, the distinguishing Properties of it, the Variety of its Matter, and the Difference between modern Writers in this Way, and the ancient»; notre trad.; 203). Selon Trapp, puisqu’elle est en général inadéquate à exprimer «les différentes émotions de joie ou louange ou gratitude» («the several Emotions of Joy, or Praise, or Gratitude»), la poésie devrait sa propre naissance à la Nature même et cela expliquerait le lien avec la musique. La poésie lyrique (Lyric Poem) est considérée comme le genre le plus poétique, «distinct du reste du point de vue du style autant que de la pensée, comme la poésie en général l’est de la prose» («as distinct, both in Style, and Thought, from the rest, as Poetry in general is from Prose»; notre trad.; 215). Après avoir décrit les Odes d’Horace, Trapp énonce «la qualité principale de la poésie lyrique, à savoir qu’elle abonde d’une sorte de liberté qui consiste en la présence de digressions et excursions» («the chief Property of Lyric Poetry, viz. that it abounds with a Sort of Liberty which consists in Digressions and Excursions»), et le point de référence est clairement Pindare. Trapp souligne donc plusieurs fois les Libertés du lyrique et le lien avec les instruments de musique, à son avis implicite, bien qu’il spécifie que l’ode n’est pas nécessairement chantée mais elle peut être seulement «répétée» et que la présence de la musique de toute façon n’est pas exclusive de ce genre (209). Il remarque en revanche que dans la poésie lyrique on parle souvent d’instruments de musique. Ensuite, selon la praxis, il cite Horace pour synthétiser «les sujets propres» des Odes et enfin il montre pourquoi ses prémisses générales au sujet du «Plaisir de la Poésie» et de l’intérêt de celle-ci pour les «passions, les principes communs de la nature humaine, et le bonheur humain», peuvent être appliquées de façon plus spécifique au lyrique, caractérisé par «douceur et variété des nombres», «diversité de pensées», «élégance de concision», «énergie d’expression», «rapidité de transition» et «liberté d’excursion» («Sweetness and Variety of Numbers, Diversity of Thought, Elegance of Conciseness, Energy of Expression, Quickness of Transition and Liberty of Excursion»; notre trad.; 203).
Dans Les Beaux-Arts réduits à un même principe de Charles Batteux (1746), le lyrique est désormais le genre de l’expression de soi et n’a peut-être plus aucun lien direct avec la tradition isidorienne. Pourtant, au début du chapitre Sur la Poësie lyrique, avant de contester l’opinion selon laquelle la poésie lyrique n’aurait pas en soi des caractères propres à l’imitation, Batteux s’exclame: «Quoi! S’escrit-on d’abord; les Cantiques des Prophetes, les Pseaulmes de David, les Odes de Pindare & d’Horace ne seront point de vrais Poëmes?» (316). Il est significatif que le choix des autorités pour exemplifier le lyrique comprenne les cantiques des Prophètes, les Psaumes et les odes de Pindare et d’Horace, à savoir les différents types de compositions qui, pendant tout le Moyen-Âge, avaient été plusieurs fois décrits comme appartenant au genre lyrique en vertu d’une varietas carminum qui les aurait distingués des autres formes poétiques. Comme pour Pétrarque, en fait, le lien entre Horace et les Psaumes n’est pas du tout évident si l’on ignore la définition isidorienne du lyrique, à moins que l’on considère que David aussi avait chanté avec l’accompagnement de la lyre (Grimaldi 175).
Ce n’est qu’à la fin du XVIIIᵉ siècle que le paradigme médiéval semble céder le passage au paradigme moderne. Pour Giacomo Leopardi, le lyrique est désormais la vraie et pure poésie, «expression libre et franche de n’importe quelle affection vive et bien ressentie par l’homme» («espressione libera e schietta di qualunque affetto vivo e ben sentito dell’uomo»; notre trad.; 4234). Toutefois, dans les pages du Zibaldone dédiées à Horace, «lyrique», on peut encore trouver les éléments constitutifs de l’idée de variété lyrique (Leopardi 2049-2051; 4 novembre 1821). La conception léopardienne du lyrique est complexe telle qu’elle est présentée dans l’Epistolario et dans les pages inorganiques du Zibaldone; d’un côté, à cause de l’idée de la coïncidence du lyrique avec l’éloquence (Grimaldi 161-162), dans les années 1818-20 Leopardi semble considérer qu’en Italie il n’y a jamais eu une vraie poésie lyrique, si l’on exclut les chansons civiles de Pétrarque; de l’autre côté, dans plusieurs passages du Zibaldone, il semblerait en revanche clair que le lyrique, en tant que première (et primitive) forme poétique la plus importante, soit interprétée comme une représentation des affections et des sentiments personnels du poète. Chez Leopardi, la théorie et la praxis du lyrique sont désormais distantes d’Isidore et de ses continuateurs médiévaux; toutefois, dans le passage du Zibaldone que l’on vient de citer, bien que l’on ne parle que de style et de concepts, l’idée léopardienne de style lyrique ressemble encore beaucoup à la variété décrite par Torelli et plus tard par Gravina et Trapp. Le lyrique qui tient l’âme «dans un continu et très vif mouvement et action» est en effet au centre des intérêts de Leopardi parce qu’elle est fonctionnelle à la conception du plaisir fondée sur la variété, l’amovibilité et le changement. Chez Leopardi, on relève toutefois le lien entre la variété métrico-stylistique et le lyrique comme représentation des affections, comme on le constate dans un passage très connu du Zibaldone:
D’ailleurs, on voit en somme que l’épique, duquel dériva apparemment le dramatique (ou plutôt mieux des chants, pas encore épiques, mais lyriques, des rhapsodes: Wolf), se réduit par origine au lyrique, seul primitif et seul vrai genre de poésie: seul mais si varié, autant que l’est la nature des sentiments que le poète et l’homme peut ressentir et vouloir exprimer11.
La confirmation la plus importante de la persistance de l’idée de variété lyrique dans l’esthétique occidentale est toutefois dans l’Esthétique de Georg Wilhelm Hegel, communément considérée comme l’œuvre qui a systématisé le paradigme moderne de la poésie lyrique comme expression de la subjectivité (Mazzoni 44). Mais chez Hegel on trouve aussi un résidu fossile de la définition isidorienne que le philosophe continue à employer de façon inconsciente. Après avoir décrit intérieurement le lyrique comme genre de la subjectivité, dans des pages fameuses, Hegel précise qu’il doit encore traiter d’une dernière chose avant de traiter des formes et des développements historiques du lyrique, du mètre et de l’accompagnement musical:
Nous comprenons aisément que l’hexamètre, avec sa marche uniforme, soutenue et vive, est le meilleur mètre pour l’épique. Pour le lyrique, en revanche, nous devons exiger la plus grande variété de mètres et leur plus multilatérale structure interne. En effet, le sujet de la poésie lyrique n’est pas l’objet dans son développement réel à lui propre, mais le mouvement intérieur subjectif du poète, dont l’uniformité ou pas, l’état de calme ou d’agitation, le cours tranquille ou la marche impétueuse et les sauts brusques, doivent aussi se manifester comme mouvement temporel des sons verbaux dans lesquels se montre l’intériorité12.
Hegel établit donc un parallèle précis entre l’essence du lyrique, qui est «le mouvement intérieur subjectif du poète», et un élément formel propre aux poètes lyriques, distincts par la «plus grande variété de mètres et leur structure interne multilatérale».
5.
Le concept de variété lyrique a donc eu une vaste diffusion dans la culture européenne, à partir du bas Moyen-Âge jusqu’à Hegel. À l’origine, il y a toutefois la définition isidorienne, tellement répandue au Moyen-Âge qu’elle a obscurci les définitions du lyrique comme iucunditas et du lyrique comme poésie chantée (en vertu aussi de l’analogie avec les Psaumes). Le rôle d’Horace est central, ses œuvres semblent représenter le modèle de la variété métrico-stylistique propre au lyrique. Chez Dante, les concepts de lyrique comme variété et comme dulcedo semblent rejoindre une synthèse: le Stilnovo est tel car stylistiquement «nouveau» et «doux», mais aussi varié et originel, comme en témoignent les chansons dantesques. Pétrarque pouvait connaître la définition isidorienne, et il semble conformer en partie sa production lyrique vulgaire à celle-ci: dans le Canzoniere le concept de variété métrique et stylistique (le «style varié» du sonnet incipitaire) semble en fait représenter le point de rencontre entre le paradigme classique du lyrique comme «poésie chantée au son de la lyre» et celui moderne de «poésie de l’intériorité». Pétrarque, jusqu’à ce moment, semble appliquer la variété stylistique pour après la condamner au moment où il tend à l’identifier avec la variété morale conçue comme péché; parallèlement, en fait, il y avait eu une réémergence de l’acception «sacrée» de la variété lyrique: au Moyen-Âge les Psaumes étaient considérés comme des textes lyriques justement parce qu’ils étaient variés, et Pétrarque se relie à cette idée de variété en justifiant du point de vue théorique sa propre activité littéraire et le statut même du poète (Grimaldi). Au XVIᵉ siècle, quand, à la suite de la redécouverte de la Poétique d’Aristote, l’on perçoit l’exigence de concilier la théorie classique de l’imitation avec la pratique concrète du Canzoniere, qui est devenu le modèle principal pour la poésie lyrique vulgaire, la variété métrico-formelle et la variété thématique du lyrique recommencent à se nouer. Dans une partie des traités de la Renaissance, la variété imitée par le lyrique équivaut explicitement à la variété des affections et des sentiments représentés par le poète. Après le XVIᵉ siècle, le paradigme médiéval se transforme graduellement dans le paradigme moderne. À la fin du XVIIIᵉ siècle et ensuite dans l’Esthétique d’Hegel, le lyrique comme variété est désormais fusionné avec l’idée du lyrique comme expression de la subjectivité.
- «E, come prima tal composizione era semplice, e d’un modo solo; così a farsi poi cominciò con molta varietà di versi. Nella qual varietà dieci furono i più chiari, che propriamente Lyrici son detti, e di loro à giudicio di tutti Pindaro il primo. Et in questa varietà ancora sono i Dithyrambici, e li Nomici, che particolarmente Melici si chiamano» (notre trad.; Minturno 168-169).
- «ben dipinge la forma del corpo; overo gli affetti dell’animo: o dicevolmente nota i costumi; o qualunque altra cosa discrive talmente, che espressa la ti paia vedere: quali sono la maggior parte de l’ode Horatiane, e le rime del Petrarca; ove niuno a parlare s’introduce» (notre trad.; Minturno 175)
- «la lirica o vero melica è quella nella quale usano i poeti varia maniera di versi. Il coro loro constava di cinquanta uomini, i quali stavano in cerchio d’intorno e cantavano i poemi dei lirici, e ciò facevano nelle feste dei vincitori a cui era dato in premio un bue.» (notre trad.; Toscanella, II, 564).
- «Ora noi, generalmente parlando, dividiamo tutti i poemi in quattro parti: e sotto la prima constituiamo la comedia, sotto la seconda l’epopea, sotto la terza la tragedia, sotto la quarta: ode, epigrammi, elegie, canzoni e simili poemi brievi e varii» (notre trad.; Castelvetro, I, 257).
- «Né altro diremo che sia la Poesia Lirica che immitazione di costumi et affetti diversi, fatta con diversa sorte di versi, congionti in un tempo, con l’harmonia de i versi e ritmo de i piedi, per purgar gli animi da gli istessi affetti» (notre trad.; Torelli 602)
- «Lo stromento dunque del Lirico sarà la diversità dei versi, il ballo, e ’l canto. E se qualcuno mi ricercasse perché tra tutti gli altri Poeti il Lirico usasse questa diversità di versi, io risponderei che ciò procede dalla diversità degli affetti» (notre trad.; Torelli 649).
- «Di tant’e tant’altri versi si serve il Lirico per ministri di tanti e tanti affetti quali ad ogni momento vediamo nascere in noi, percioché, come dicemo, questa Poesia è composta di diversissime sorti d’imitazioni, anzi tutte le sorti in essa più chiaramente e più facilmente si scorgono. […] Sì che per la diversità degli affetti, per l’incerta qualità loro, ebbe bisogno il Lirico d’un sì vario soggetto quale è la diversità dei versi.» (notre trad.; Torelli, 650; vd. Bondi, 16).
- «E certo è che i maestri di canto musicano di buon grado sì fatti componimenti; anzi il fanno con grande vaghezza, e confessano prontamente che dalla varietà de’ versi si presta loro comodità di più allettar l’uditore con loro note» (notre trad.; 568).
- «Da questa germogliano vari rampolli che s’alimentano del medesimo umore, ch’abbracciano singolarmente e separatamente qualche passione, affetto, costume o fatto, che sono accolti dal grembo dell’epica o della drammatica, quasi rivoli nel letto d’un fiume» (notre trad.; 32).
- «Onde i componimenti lirici sono ritratti di particolari affetti, costumi, virtù, vizi, geni e fatti, ovvero sono specchi da cui per vari riflessi traluce l’umana natura. Perciò l’utilità della lirica poesia è parte dell’espression viva di quei pensieri ed affetti che la natura innesta, e di quei casi che si mescolano nel corso di ciascuna passione e nel tratto del vivere umano. Questa varietà d’eventi e vivezza e naturalezza d’affetti e di costumi, è stata sopra larga tela delineata dai poeti, i quali esprimono i punti più minuti delle passioni e costumi, ed ordiscono il disegno con la figurazione dei casi e pensieri sensibili e veri, che paion parto della natura e non dell’acume» (notre trad.; Gravina 33-34).
- «Del resto, vedesi insomma che l’epica, da cui apparentem[ente] derivò la drammatica (anzi piuttosto da’ canti, non ancora epici, ma lirici, de’ rapsodi: Wolf), si riduce p[er] origine alla lirica, solo primitivo e solo vero gen[ere] di poesia: solo, ma tanto vario, quanto è varia la natura dei sentim[enti] che il poeta e l’uomo può provare, e desiderar di esprimere» (notre trad.; Leopardi 4359; 29 août 1828).
- «Facilmente si comprende che l’esametro, con il suo fluire uniforme, sostenuto e pur vivo, è quanto di meglio vi sia come metro epico. Per la lirica, invece, noi abbiamo da richiedere la più grande varietà di metri e la più multilaterale loro struttura interna. Infatti l’argomento della poesia lirica non è l’oggetto nel suo svolgimento reale a lui appropriato, ma il movimento interno soggettivo del poeta, la cui uniformità o meno, lo stato di quiete o di agitazione, il tranquillo scorrere o il fluire vorticoso con voli improvvisi si devono allora esternare anche come movimento temporale dei suoni verbali in cui si palesa l’interno» (notre trad.; 1504-1505).