Arturo CASAS
Université de Saint-Jacques-de-Compostelle, ES

https://doi.org/10.26034/la.tdl.2020.997

Résumé

Le présent article expose les conséquences de l’instabilité fonctionnelle du sujet/auteur dans la constitution du je lyrique et la projection de ce dernier dans les plans de l’intersubjectivité et de l’espace public. Nous proposons une lecture socioculturelle et politique des alternatives non lyriques offertes par la production poétique contemporaine, elle-même sujette à des processus d’expansion qui bouleversent le cœur même des caractéristiques habituellement employées pour catégoriser le discours lyrique de façon théorique et critique, ainsi que pour préserver une équivalence conceptuelle inappropriée entre poésie et lyrique.

Mots-clés
POÉSIE NON LYRIQUE. POST-POLITIQUE. SPHÈRE PUBLIQUE. SUBJECTIVATION. SUJET.
Plan
Article

L’institutionnalisation du lyrique en tant que catégorie littéraire moderne en Occident, loin de supposer le simple et prévisible développement d’une tradition théorique n’ayant jamais été établie, a débouché sur une redéfinition profonde de la présupposée généricité de base, qui peut être comprise comme le noyau pragmatico-sémantique permettant d’expliquer la raison d’être de la poésie lyrique et du lyrique dans un système de genres. En somme, ses relations et interdépendances avec d’autres possibilités génériques en jeu (telles que l’art dramatique). Et cela au sein des domaines de la discursivité et de la subjectivité qui lui correspondent. Nous voulons parler d’un réajustement au sein de deux des opérations principales associées à l’énonciation poétique du point de vue rhétorique et pragmatique, ou même plus avant, du fait de leur capacité à se positionner dans un cadre historique et socioculturel déterminé. Vu sous un autre angle, nous pourrions même préciser: dans un certain espace public1. Nous anticipons par ailleurs un problème de lien épistémologique auquel il faudra prêter attention: il s’agira de déterminer si une poétique conventionnelle est en mesure de rendre compte du phénomène historique et culturel que nous souhaitons identifier, ou s’il sera nécessaire de la renforcer, de l’élargir ou même de la modifier2. J’avance déjà qu’à mon sens, la réponse ne se trouvera pas du côté de la première proposition, mais plutôt de la seconde.

Du fait de l’institutionnalisation mentionnée plus haut, le concept générique de poésie s’en est directement trouvé altéré. Il reflète de fait une imprécision persistante qui, de façon paradoxale, s’est accompagnée d’une norme hiérarchique qui, non seulement désignait le lyrique comme l’expression suprême du poétique – tout comme du littéraire – sur le plan esthétique, mais qui, en outre, par une antonomase issue d’une certaine période historique, éclipsait ou subordonnait toute proposition poétique étrangère à sa spécificité, de plus en plus absolutisée et de moins en moins dépendante des interrelations systémiques auxquelles nous avons fait référence.

1. Poésie lyrique/poésie non lyrique

Bien entendu, à l’encontre de ce que suggèrent les raisonnements précédents, les attributions «lyrique» et «non lyrique» de la poésie dont nous parlerons ici correspondent à de simples sphères ou domaines discursifs interconnectés de façon dialectique et présentant une configuration de fonctionnalités et règles du jeu soumises à un réexamen permanent: on ne l’observe pas tant sur le plan préceptif ou théorique, mais surtout sur des pratiques culturelles et des réalisations orales ou écrites de la poésie au cours du temps; plus largement, dans l’ensemble de sémiosphères, épistémè, rituels, engagements… D’autre part, il n’est en rien exclusif au phénomène poétique, si l’on comprend ce dernier stricto sensu. Quelque chose de semblable s’observe au sein d’autres domaines discursifs, comme la prose narrative, le genre de l’essai ou les formes théâtrales. En particulier à partir du moment où s’effectuent des adaptations postmodernes, nous assistons à une diversification des variantes, qui s’expriment par la négation de la caractéristique principale d’une généricité dont on enfreint les codes: romans non narratifs et/ou non fictionnels, mises en scène théâtrales non dramatiques, essais non argumentatifs et même sujets à la fictionnalité. Ce qui nous intéresse particulièrement dans le cadre de cette émergence de nouveaux pactes de production-réception textuelle et discursive concerne la réorientation de la perspective génologique vers l’espace qui lui correspond: nul autre que celui de l’existence d’un complexe systémique – et par là relationnel – au sein duquel les genres se définissent par leurs fonctions pragmatico-énonciatives et par leurs interrelations au sein de coordonnées historico-culturelles spécifiques. Par conséquent, lorsqu’on parle ici de poésie non lyrique, il sera nécessaire de considérer ces fonctions, relations et adaptations dans un sens dialectique, puisqu’il n’est pas possible de parler de poésie non lyrique sans inclure les formulations lyriques du poétique sous un angle sémiotique-historique.

La compréhension de ce parcours est restreinte par la difficulté à parvenir à un consensus sur ce qui configure la spécificité du lyrique. Jusqu’à une époque récente, cette (supposée) spécificité a plus souvent été examinée et dominée par l’histoire littéraire que par d’autres disciplines, et souvent sur la base d’un canon et d’une canonicité3 quasiment inébranlables. Cela n’a pas toujours été le cas, ou cela ne s’est pas toujours développé de façon exclusive, entre autres parce que l’histoire littéraire est aussi une discipline moderne. Par exemple, Gustavo Guerrero a analysé la façon dont les humanistes italiens de la seconde moitié du XVIe siècle ont transposé l’expression générique poésie lyrique en s’appuyant sur la tradition gréco-latine, dans le but d’entériner l’émergence d’une production qu’il qualifie déjà de nationale (95-130). Il note que le défi principal était alors de tenter d’interpréter Pétrarque depuis «le métadiscours de la poétique classique, en trouvant une place pour ses sonnets et ses chansons parmi les genres de la littérature ancienne» («el metadiscurso de la poética clásica, hallar un lugar para sus sonetos y canciones entre los géneros de la literatura antigua»; notre trad.; 95). Cette transposition nous paraît bien plus limpide dans le cas de ce qu’il convient de considérer comme des programmes historiographiques de construction nationale, tels qu’on peut les voir au XIXe siècle, qui manient généralement avec succès ce que Foucault a identifié en termes de contrôle discursif du littéraire par les procédés d’exclusion et de raréfaction (L’Ordre du discours). Quoi qu’il en soit, ce sont les répercussions du processus qui comptent, et qui, grâce à leur considérable élan d’inertie, sont encore aujourd’hui bien enracinées dans les domaines culturels et académiques: une confluence forcée entre les concepts de poésie et de lyrique.

Au vu des conclusions de Guerrero, je conçois que quatre lignes de force prépondérantes, l’une d’elles d’origine désuète, ont causé cette situation. En premier lieu, bien entendu, l’absence d’argumentaires clairs dans la poétique classique et, par la suite, l’adaptation classiciste de la généricité lyrique au moyen de critères imprécis et équivoques, parfois de forme sémantico-thématique et/ou rythmico-métrique; d’autres fois, de caractère modal, ou encore – comme dans le cas de Minturno – de teneur résolument médiale, en comprenant les deux derniers adjectifs au sens aristotélicien. En second lieu, la favorisation de l’unification des formes poétiques de nature «non épiques» au sein d’un grand inventaire commun à définition large. En troisième lieu, la tendance à l’hybridation médiale et fonctionnelle des variantes au moyen de la convergence ou même de la fusion entre oralité, chant et danse,4 et par la suite grâce à d’autres connections inter-artistiques, plastiques et visuelles. Finalement vient la concrétisation romantique d’une théorie élocutive et sentimentale du langage poétique, initialement par un abandon de la subjectivité pré-kantienne et ensuite par une progressive distanciation par rapport à l’universalité morale et esthétique du sujet kantien. Ce quatrième aspect a constitué un tournant fondamentalement pragmatique qui s’est répercuté sur la question des identités symbolisées par le poème ainsi que sur la consolidation de certaines conditions discursives. Parmi ces dernières, on trouve la brièveté, l’intensité et la sublimité. Dans une même mesure, la présenteté ou présentité (Ingarden, Ortega, Jakobson),5 dans ce cas avec des effets remarquables sur la deixis configurée par le poème, qui s’éloigne évidemment des dérivations postmodernes sur la répétition et les multiplicités (Deleuze) ou, en fin de compte, sur la différance (Derrida).

Il faut noter que la promotion de l’expressivité sans médiation du sujet et de sa particularité (Fichte, Hegel) a impliqué l’apogée de la confusion entre poésie et lyrique, qui demeure encore en vigueur en termes de canonicité, malgré des pratiques et arguments de poids qui l’ont dépassé et ne cessent de la remettre en question. En effet, il est indéniable que les instances institutionnalisantes et canonisantes culturelles ont octroyé des lettres de noblesse esthétiques à certaines poétiques, à la présentation de certaines subjectivités et représentations,6 à certaines constructions du sujet historique et de sa propre historicité, face aux autres alternatives concurrentes. L’explication de ce processus est trop complexe pour la schématiser ici. Des facteurs culturels, sociaux et évidemment politiques continuent d’entrer en jeu et on peut les associer à ce que Pierre Bourdieu a formulé sous la distinction: de ce fait, par des stratégies de différenciation. Toujours selon Bourdieu, des règles et des régularités, des dispositions, des habitus et du sens pratique interviennent. S’il reste quelque doute, je recommanderais de revoir ce que Jean-Marie Schaeffer, dans un travail d’une influence considérable, a identifié comme «la doxa romantique»,7 qui se base sur cinq propositions – basées directement et presque exclusivement sur la vérité, la dignité, l’autotélisme et la spécificité d’un langage instauré comme «non courant» – qui, comme le mentionne le théoricien littéraire français, requièrent une ontologie poétique spécifique.

Il est nécessaire de garder à l’esprit que pour les raisons évoquées plus haut, les manifestations alternatives du poétique ont parfois été réduites au rang de phénomène exceptionnel et de marginalité culturelle, sur la base de la différentiation distinctive. Et cela indépendamment du pouvoir régulateur et de la canonicité, puisque toute autorité choisit de naturaliser les discours de pouvoir et tient les discours auxquels il fait face pour biaisés, partiels, incomplets ou dénaturalisants. En ce sens, le mode d’objectivation de l’engagement intellectuel d’artistes et écrivains, plus habituel et courant, est significatif. Par exemple, dans le cadre de la période révolutionnaire de l’entre-deux-guerres, où l’on a cherché à définir cet engagement par contraste avec des notions comme la pureté ou l’autotélisme. Juan Carlos Rodríguez l’a exposé de façon subtile dans La norma literaria au sujet de l’évolution de Rafael Alberti (301-338). Il y signale «l’idéalisme profondément enraciné» («profunda raigambre idealista»; notre trad.) des pratiques d’engagement au cours des années 30 du siècle passé,8 qui nont jamais remis en question «l’idéologie bourgeoise traditionnelle de l’artiste ou de l’écrivain» («la tradicional ideología burguesa del artista o del escritor»; notre trad.), afin de montrer que l’urgence historique, accompagnée ou non d’un militantisme idéologique à plus long terme, exigeait une diminution conjoncturelle de ses propres expectatives esthétiques et créatrices dans le but de rendre le message populaire et efficace (309). Il est vrai que peu de recherches ont été menées en ce sens pour explorer ce que Rodríguez nomme «une véritable poétique matérialiste» («una verdadera poética materialista»), qui cesserait de qualifier d’extra-poétique ce qui ne peut être réduit à ses caractéristiques formelles. Évidemment, ces questions sont en lien avec la révision menée par Georg Lukács dans Die Linkskurve visant à dépasser la subjectivité structurante de ce que l’on nomme la littérature de tendance – à peine animée par des désirs déstructurés, soit dit en passant – et, en somme, à privilégier une activité marquée par une partialité basée sur l’étude et l’application du matérialisme dialectique.

La modernité et même la postmodernité ont assimilé et, dans une certaine mesure, se sont appropriés la confusion entre poésie et lyrique. Malgré l’influence des mouvements d’avant-garde et des poétiques expérimentales (poésie sonore, lettrisme, poésie concrète, polypoésie, media poetry…), ce n’était toutefois pas suffisant pour que la perception prédominante du proprement poétique réussisse à se détacher des jalons délimitants et légitimants du lyrique9. En ce sens, il devient urgent de privilégier une recherche théorique de l’espace du non lyrique, décidément présent et de toute évidence immuable, traversé par les lignes plurielles selon lesquelles la projection sociale et politique du discours poétique acquiert une forme de «protagonisme», au détriment d’un engagement vers le privé dans ses différentes modalités.

La définition par négation qui se manifeste lorsqu’on parle de poésie non lyrique est une notion qui se doit d’être éclaircie. Les limites entre lyrique et non lyrique dépendent en réalité des conditions au sein desquelles se constitue chaque système culturel et s’institutionnalise le poétique sous l’angle discursif. Elles dépendent également du conflit spécifique entre les répertoires littéraires, qu’il s’agisse de formes de consommation priorisées ou d’autres plus ou moins dynamisantes. Ainsi, en y prêtant attention, on pourrait considérer en termes de non lyrique – post-lyrique/post-poétique, comme on l’a aussi dit – la poésie qui se passe de la centralité d’un sujet énonciateur déterminé par les caractéristiques que l’on a l’habitude d’associer au discours lyrique depuis la révision hégélienne du système de genres: l’expression d’une conscience individuelle cohérente, appliquée de façon adéquate à la configuration d’une subjectivité manifestée par l’introspection existentielle; la tendance à la présentité dans l’introduction de perceptions et d’émotions indiquées, de sorte que les développements narratifs disparaissent ou sont atténués; l’énonciation mimétisante de la nature d’un soliloque transcrit,10 qui n’est généralement pas conçu en termes de fictionnalité; la diminution des caractéristiques associées au dialogisme sur le plan de la compréhension et de la construction d’un monde, ainsi que sur le plan de l’expression, où l’hétéroglossie, la polyphonie et l’hybridation tendent à se diluer; ou, en fin de compte, l’exigence d’une disposition spéciale sur le plan de la réception, surtout afin de reconnaître que la poésie fait appel à une densité d’information et de communication inhabituelle, qui requiert un espace et une médialité limités et peu flexibles, que l’on peut exprimer conjointement par la formulation «lecture intime d’un texte imprimé». Il faut avoir conscience que presque tout ce qui précède a une influence fondamentale sur ce que nous pourrions appeler détermination énonciative du discours non lyrique, en nous appuyant sur l’approche de Fernando Cabo du lyrique comme lieu théorique (17); ces hypothèses concernent en effet le domaine de l’énonciation, à défaut d’autres domaines plus traditionnels au regard de la conception du système de genres (taxonomique, formel, stylistique, tropologique…).

2. Sujets privés et subjectivation publique

En termes rhétoriques, la poésie non lyrique donne la priorité aux signes discursifs tels que la narrativité et le dialogisme, tandis qu’elle connaît un développement essayiste-argumentatif qui a traditionnellement été décrit au moyen de l’idée de diction poétique (Genette, Fiction et diction). Dans l’ensemble, il s’agit de ruptures avec une discursivité et une performativité qui s’inscrivent dans le domaine privé – avec toutes les exceptions qu’il serait nécessaire d’introduire ici –11 et qui explorent en revanche le public, les conflits, le dialogue et l’interaction directe. En outre, il s’agit à nouveau d’une hybridation de moyens et de répertoires. Parmi ses résultats directs se trouvent la postulation d’une autre subjectivité, de nouveaux sujets de l’énonciation et d’une disposition supplémentaire pour la réception.

Pour ainsi dire, il faut également mettre l’accent sur le tournant qui s’est produit sur la base de l’identité et de ce que l’idéalisme a baptisé comme esprit, c’est-à-dire une zone mixte au sein de laquelle se présente la différence et se manifestent le corps, la voix, la présence matérielle et tangible d’un autre moi ou d’autres nous. Naturellement, ce débat en cache un autre, d’une portée et d’une validité incontournables, celui du binôme auteur-autorité (Barthes, Foucault, Blanchot, Deleuze, Derrida), et par là la complexe mise en scène ontologique de la modernité, de Nietzsche à Heidegger, qui est inextricable d’une définition du lyrique sur laquelle débouchent la plupart des caractéristiques que nous avons évoquées au sujet de la mimesis-représentation, la subjectivité, l’intimité, la non-fictionnalité, la distinction ou la transcendance. Je me réfère à la définition proposée par José Guilherme Merquior dans son essai de 1972 «Natureza da lírica», recueillie par Fernando Cabo dans le volume cité auparavant:

L’objectif du lyrique est d’imiter des états d’esprit, par un discours organisé d’une manière particulière, et dans le but final de transmettre une certaine connaissance des vérités humaines universelles12

En complément de ce que nous venons de développer, on pourra reprendre la série de caractéristiques indexées par Werner Wolf dans un travail récent où il propose une reconceptualisation du lyrique d’un point de vue cognitif, en se basant sur l’observation de certains plurifactorial prototypes principalement définis en qualité d’options énonciatives et fonctionnelles. Comme nous pourrons le voir, certaines des caractéristiques proposées par Wolf possèdent leur contrepoint dans les observations que nous avons formulées au sujet de la poésie non lyrique. Nous y reviendrons.

Tout d’abord, j’expliquerai sa proposition en détail, qui se fonde sur neuf caractéristiques récurrentes du poème lyrique, pour lesquelles Wolf fournit dans chaque cas une explication sur le caractère élusif du phénomène analysé. Les observations sont les suivantes: 1) brièveté, 2) oralité et performativité potentielles avec absence de mise en scène, 3) usage détourné par rapport au langage quotidien et aux conventions discursives, débouchant sur la sémiotisation à l’extrême des éléments textuels, 4) versification sonore/visuelle et utilisation des propriétés acoustiques du langage, 5) auto-référentialité et autoréflexivité marquées, 6) existence d’une conscience ou agentialité en apparence non médiées en tant que trame de l’énonciation ou de l’expérience lyriques (base de l’effet monologique du discours lyrique), 7) horizon émotionnel avec centralité non pas de l’objet mais du sujet et de sa perception, 8) insignifiance ou absence d’action extérieure et de trame narrative, 9) non-référentialité ou absoluité de l’énoncé lyrique (38-39). Comme on peut le voir, il s’agit d’observations qui recueillent dans une large mesure tout un courant théorique qui s’est développé au cours de plus de deux siècles.

Si le lyrique peut se définir en ces termes, pourrait-on concevoir la catégorie du non lyrique par simple inversion de ces observations? Je ne le pense pas. Comme j’ai voulu le suggérer, il faudrait commencer par reconnaître le caractère relationnel de ces deux sphères discursives (poésie lyrique/poésie non lyrique), leur dialectique et leur adaptation aux conditions culturelles sur lesquelles elles se projettent. De fait, une des plus grandes erreurs de la théorisation du lyrique est qu’elle tend à faire abstraction de ces facteurs, a tendance à ignorer les coordonnées sémiotico-historiques référentielles, cède à une propension à absolutiser la généricité lyrique en se désintéressant du système de genres qui l’inclut, ou agit en effectuant certaines fonctions. Dès lors, même si cet exercice serait réalisable, je ne procéderai pas ici à cette inversion ou négation point par point des éléments auxquels Wolf a abouti. Cependant, il est indispensable de le garder à l’esprit – son point de vue, ou un autre qui lui soit comparable – pour ce que je vais exposer par la suite.

En premier lieu, l’ensemble des pratiques littéraires, para-scéniques, inter-artistiques et parfois intermédiales que nous regroupons ici sous l’étiquette de «poésie non lyrique» est loin d’être considéré comme unifié ou homogène. De manière générale, ce sont les créateurs de ce type de poésie qui sont les premiers à écarter toute définition uniforme de leurs activités. Leur public ou leurs lecteurs, leurs analystes et théoriciens n’ont pas plus tendance à reconnaître l’unité de ces pratiques. Il s’agit d’une différence importante par rapport à ce que l’on considère dans la poésie lyrique, où il est tout à fait habituel d’accepter la cohérence générique de la totalité de la production lyrique – également très hétérogène – de la part de ses créateurs, lecteurs et spécialistes. Cela est important dans la mesure où dans l’ensemble, il anticipe un désistement de toute homologation ou raréfaction – à nouveau en termes foucaldiens – destinée à préserver une unité qu’il tente d’éviter. On pourrait affirmer que là où le lyrique, en tant qu’exercice et comme objet théorique, recherche une forme d’essentialité, de rétractation ou, dans un autre cadre, d’absolutisation, le non lyrique se caractérise par son contraire. Et cela sans aucune particularité exclusive, mais précisément parce que dans la configuration canonique et ordonnée des pratiques énonciatives et textuelles, le non lyrique correspond à la périphérie, au désordre, à l’instable13.

En prenant en considération les multiples registres de la poésie non lyrique, du hip-hop aux formes logophages (Blesa, Logofagias), des modulations essayistes du poétique à la media poetry (Kac, Media Poetry), des combinaisons très diverses correspondant à la poésie-performance (Gräbner et Casas, Performing Poetry) aux variétés narratives et de caractère néo-épique; en prenant même en compte la coexistence simultanée, encourageante plus que troublante, de registres lyriques et non lyriques au sein d’un même recueil de poèmes ou d’autres compilations formelles, je voudrais observer et signaler certaines régularités en lien avec la subjectivité et la discursivité propres à l’énonciation poétique non lyrique. Il s’agit de régularités qui, même si elles n’adhèrent pas à ce domaine de pratiques, nous permettent d’y faire allusion – comprenons-nous bien – en tant que domaine diffus de formes d’intervention sociale et de consommation culturelle. Concrètement, il s’agit de trois régularités auxquelles je ferai référence dès à présent en ayant recours à des concepts développés par la philosophie politique, la théorie critique et la sociologie. Il s’agit de la subjectivation, de l’événement et de ce que nous allons qualifier d’art/de poésie pour le public (ou pour le politique)14. Par conséquent, nous allons diriger notre attention vers la poésie non lyrique dans la culture et dans le politique.

Le concept de subjectivation a été développé par Jacques Rancière dans le cadre de sa pensée sur la politique perçue comme une activité «qui a pour principe l’égalité» (La Mésentente 11-12) et qui voit l’émancipation comme le processus permettant de conquérir de nouveaux espaces du sujet, impliquant une restructuration de la relation pré-politique (policier, dit Rancière) entre lieu et corps. Ainsi, il affirme que la subjectivation passe par la production d’une capacité d’énonciation non identifiable à l’avance au sein d’un domaine d’expérience donné. Comme l’a souligné Marie De Gandt, Rancière établit le sujet politique sur un modèle implicite, qui n’est autre que celui de l’énonciation littéraire (88).

Assurément, l’usage de réseaux conceptuels de lignée bakhtinienne concernant l’autorité, l’hétérologie et la question du franchissement de limites ne fait aucun doute. On le remarquerait encore davantage, si cela était possible, dans Le Spectateur émancipé (2008), un ouvrage de compilation qui se démarque par des déclarations générationnelles et autobiographiques sur le sujet de la position dirigiste et autosuffisante de l’intellectuel engagé (Rancière 24-25) traité auparavant, en l’opposant à l’ancien modèle du maître ignorant. Comme chacun le sait, Rancière reprend un modèle de Joseph Jacotot, un pédagogue du début du XIXe siècle qui a rédigé un ouvrage portant le même titre et a théorisé sur les différences entre instruction et émancipation intellectuelle. Le paradoxe de la relation entre la politique et l’art est exposé par Rancière dans les termes suivants:

Art et politique tiennent l’un à l’autre comme formes de dissensus, opérations de reconfiguration de l’expérience commune du sensible. Il y a une esthétique de la politique au sens où les actes de subjectivation politique redéfinissent ce qui est visible, ce qu’on peut en dire et quels sujets sont capables de le faire. Il y a une politique de l’esthétique au sens où les formes nouvelles de circulation de la parole, d’exposition du visible et de production des affects déterminent des capacités nouvelles, en rupture avec l’ancienne configuration du possible (70-71).

Or, il semble qu’à la suite de ce qui s’est déroulé dans le cas d’Auschwitz, la poésie (par ses auteurs et ses publics) devrait justement assumer la tâche d’explorer la subjectivité en lien avec l’historicité de l’expérience. Il s’agirait, dans une large mesure, de déterminer de quelle façon le sujet établi par le poème raconte, représente, documente ou est témoin de l’histoire. Y compris (de) son histoire au sein de l’historique. Par la façon dont Rancière élabore son concept de subjectivation, il devient évident qu’il nous place devant un sujet politique, auquel il est possible d’attribuer des nuances traditionnellement non universelles, comme les conditions de subalternité, colonialité ou autres. Il s’agit d’une question délicate que nous n’allons pas aborder ici, bien qu’il figure au premier plan de l’agenda des débats les plus vifs sur la philosophie politique, la théorie critique et la théorie du discours, une controverse au centre de laquelle figure souvent l’œuvre de Slavoj Žižek (The Ticklish Subject: The Absent Centre of Political Ontology). Notre objectif est plutôt de comprendre la subjectivation comme une manifestation de la dissension puisque, comme Rancière l’a démontré à plusieurs occasions, la politique fait en sorte de configurer son propre espace, en encourageant ses sujets et ses opérations à se manifester, se voir et s’entendre. La police et la post-politique se situeraient en face, tandis qu’aux côtés de la dissension se trouverait la démocratie.

3. Le lieu, l’événement: la poésie pour le public

En dépit de l’importance particulière que lui ont attribué la stylistique et le structuralisme, l’idée de sujet lyrique s’est fondée sur la pensée esthético-poétique moderne de base kantienne revue par la suite par les romantiques. Il est vrai que depuis cette révision, le mouvement énonciatif du sujet lyrique a eu tendance à créer son propre espace de démonstration et exploration du moi, ou dans d’autres cas du nous, bien souvent sur la base de la différence politique ou de la dissension sociale. En outre, le romantisme a aussi approfondi en détail la relation de réciprocité entre ces sujets, ces identités (ou communautés) et l’histoire. Mais alors, qu’est-ce qui configure ce que nous qualifions de poésie non lyrique? Il me semble que c’est justement le fait que la subjectivation entre en jeu afin de créer une relation nouvelle entre le sujet et son espace d’intervention et d’énonciation. Une relation qui se doit d’être politique et fondatrice d’un nouvel espace de sujet. Et en ce sens, qui s’éloigne de la stabilité fonctionnelle du sujet lyrique et de son discours, ce qui a également un impact sur le choix du lieu culturel et politique du poète en tant qu’individu public.

Cette mention régulière de la spatialité ne devrait pas être uniquement comprise au sens métaphorique. Si on le veut, elle possède également un sens littéral qui maintient un lien étroit entre poésie et lieu. C’est pour cette raison que la référence à la composante spatiale et déictique du discours non lyrique est si fréquente; y compris dans le cas de son appropriation délibérée et essentielle d’un espace public, à nouveau littéral (la place) ou figuré (le réseau), peu apparenté à la classe de communication et de réception que nous associons à la poésie lyrique. Malgré cela, afin que mes propos ne soient pas interprétés comme une simple équivalence entre poésie non lyrique, poésie civile et poésie «à voix haute», en regard de ce qui a été indiqué, je proposerais de consulter quelques textes qui aident à mieux cibler les idées exposées, des textes qu’il n’est pas nécessaire d’intégrer dans le continuum discursif auquel on a déjà fait référence, qui, de manière paradoxale, semble convertir le lyrique en variante du non lyrique et vice-versa. Intéressons-nous à des recueils poétiques comme Le ceneri di Gramsci de Pier Paolo Pasolini (1956); des œuvres comme Resistência das palavras de E.M. de Melo e Castro (1975); le troisième segment de Lápidas d’Antonio Gamoneda (1986), d’où provient le texte qui suit:

Depuis les balcons, au-dessus de la sombre porte, je regardais le visage pressé contre les barreaux froids; caché derrière les bégonias, j’espionnais le mouvement des hommes maigres. Certains d’entre eux avaient les joues sculptées par le grisou, dessinées avec de terribles motifs bleus; d’autres chantaient, berçant un orphelinage caché. C’étaient des hommes lents, exaspérés par la répression et l’odeur de la mort.

(Ma mère, les yeux écarquillés, craignant le grincement des planches sous ses pieds, s’est approchée derrière moi et, avec une violence silencieuse, m’a ramené dans la chambre. Elle a mis l’index de sa main droite sur ses lèvres et a fermé la porte du balcon lentement)15.

Ce poème bien connu de Gamoneda (43) ne sert pas seulement d’exemple pour illustrer la première des trois régularités citées précédemment. Il permet également de mettre en lumière les deux autres, à savoir l’événement et la poésie pour le politique. Son aptitude à démontrer ce que Rancière nomme subjectivation émane de l’accès du souvenir de soi à la condition de sujet politique au moment particulier où il est à la fois spectateur et témoin de la domination et de la peur au cours d’une enfance vécue dans l’après-guerre civile espagnole. Évidemment, comme dans tout discours se conformant aux codes de la narration autobiographique, le sujet énonciateur (actuel) et le sujet expérientiel (passé) entrent dans un dialogue actanciel particulièrement complexe qui altère la dimension sémantico-thématique du poème et notamment sa tension pragmatique. Ce n’est toutefois pas ce qui nous intéresse le plus ici.

La compréhension de l’événement entraîne des frictions multiples au sein de la pensée postmoderne. Les contributions de Michel Foucault, Gilles Deleuze et Alain Badiou, entre autres, sont parfois discordantes en termes de concepts ou de relations. Comme l’a résumé Žižek (The Ticklish Subject), une section de la philosophie politique contemporaine maintient une filiation indiscutable avec Louis Althusser, non seulement dans le cas de Badiou mais aussi dans celui d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, à qui nous nous référerons par la suite. En quelque sorte, Youri Lotman a aussi étudié l’événement au cours de la dernière phase de sa carrière. Il a fondé son approche sur la culturologie et la sémiotique historique en se concentrant sur l’analyse du corrélat gradualité-explosion. Ce cas de figure pourrait également s’appliquer à Hannah Arendt.

Lorsqu’on examine l’événement, l’idée de rupture face à l’idée phénoménologique du devenir est cruciale, tout comme le concept de durée bergsonien (ou braudélien). Chez Deleuze, l’événement marque l’altérité, tandis que l’on pourrait s’intéresser à la relation entre événement, énonciation et formations discursives que l’on trouve chez Foucault. Pour le moment, la seule proposition que nous pouvons développer dans les grandes lignes est la suivante: la poésie non lyrique repose essentiellement sur une disposition de l’événement en tant que discours, en une mise en discours de l’événement, pour ainsi dire. Là où la discursivité et la subjectivité modernes ont mis en lumière de façon plus ou moins marquante la force structurante de l’instant lyrique et de la présenteté – ou à un autre niveau celle des poétiques de la durée et du devenir – , la poésie non lyrique choisit d’adopter une autre classe de pacte impliquant la temporalité, l’historicité et la conscience historique.

Cet autre pacte s’applique à une diversité de manifestations du changement et de la répétition, et parmi elles, celle qui cherche à modifier les parties de l’acte communicatif revêt une importance cruciale16. Il peut sembler exagéré de parler de mise en scène poétique à propos du texte de Pasolini cité ci-dessus. En ce qui me concerne, je ne pense pas que cela soit le cas, bien que l’urgence de ce texte s’apprécie dans la façon dont la visite d’une tombe produit quelque chose qui diffère considérablement des réminiscences d’un révolutionnaire ou de tout autre rite équivalent. Il s’agit d’autre chose. En effet, nous assistons à l’événement qui provoque une rupture tandis que se déploie un nouveau cadre historique au sein duquel la fonction sociale de l’intellectuel s’efface peu à peu. Nous sommes témoins de ce que le poème nomme «le scandale de me contredire» («lo scandalo del contraddirmi») et d’être à la fois «con te e contro te», avec Gramsci et contre lui17.

La référence à Ernesto Laclau et à Chantal Mouffe, dans le cadre des réactions de Žižek face à ses opposants dialectiques au sein du débat sur le sujet politique, mène à l’étude de la poésie pour le public (ou pour le politique), une ligne de pensée sur laquelle Mieke Bal (dans Arte para lo político) s’est également penchée et qui s’oppose à ce qui a pu correspondre – sans doute par le passé – à la «poésie politique». Cette distinction présente des parallèles avec l’opposition entre politique et police que l’on trouve chez Rancière, et elle tire clairement son origine de la pensée de Carl Schmitt. On la rencontre déjà dans les collaborations initiales de Laclau et Mouffe au sujet des concepts de démocratie et d’hégémonie. Cette dernière est récemment revenue sur le sujet dans son ouvrage On the political, traduit en français sous le titre de L’illusion du consensus. Laclau, quant à lui, s’y est également référé dans Debates y combates, dans un chapitre traitant de la critique de la théorisation de l’événement par Badiou, à laquelle il répond en affirmant que toute universalité est nécessairement de nature hégémonique (67-99).

Le point crucial dans l’appréhension du concept d’hégémonie selon Laclau et Mouffe conçoit le conflit comme l’apanage des sociétés humaines, et l’antagonisme comme le pilier fondamental du politique. À l’encontre des postulats d’une pensée néolibérale se basant sur l’idéation du consensus, c’est justement à cette dimension antagoniste faisant partie intégrante des sociétés que correspondrait le politique selon Mouffe. La politique serait en échange «l’ensemble des pratiques et des institutions à travers lesquelles un ordre est créé, organisant la coexistence humaine dans le contexte de conflictualité qui est celui du politique» (Mouffe 19). Dans ce même cadre, l’hégémonie est comprise par Laclau comme «le processus par lequel une particularité présuppose la représentation d’une universalité avec laquelle elle est finalement incommensurable» («el proceso por el cual una particularidad asume la representación de una universalidad con la que es en última instancia inconmensurable»; notre trad.; 79-80).

Il s’agit évidemment d’une tendance relative, mais je pense qu’il est permis d’affirmer que dans l’ensemble, le poème non lyrique, bien plus que le poème lyrique, se revendique comme une création pour le politique. Autrement dit, comme une exploration de l’antagonisme et de la dissension. Cette caractéristique peut s’observer dans la disposition graphique du poème s’il est imprimé sur un support; dans sa rébellion face aux limitations thématiques, rythmiques et élocutives; dans sa remise en question de la séparation mutuelle du déclaratif et du fictionnel; mais avant tout dans sa prédilection pour une discursivité variable et hybride qui se distance de tout canonicité de base formaliste.

Par cet élan, la poésie non lyrique recherche l’expansion de sa propre généricité en fusionnant avec dautres modalités littéraires, artistiques ou médiales. On produit de la poésie narrative, de la poésie essayiste, de la poésie dramatique, qui s’associe aux arts visuels ou à la danse. Elle parvient ainsi à atteindre d’autres publics et requiert des modèles de communication, de communauté et d’intersubjectivité très variés, et aussi différents de ceux de la poésie lyrique que de ceux que le parcours historique de la poésie pour la politique a élaborés.

  1. Nous nous fondons, en termes opératoires, sur la description suivante de Daniel Innerarity: «L’espace public est un lieu où les problèmes sont signalés et interprétés, où les tensions sont vécues et les conflits deviennent des débats, où la problématisation de la vie sociale est mise en scène» («El espacio público es un lugar donde los problemas son señalados e interpretados, donde se experimentan las tensiones y el conflicto se convierte en debate, donde la problematización de la vida social es puesta en escena»; notre trad.; 15-16).
  2. Le XVIIIe siècle présentait déjà des exemples manifestes de la façon dont l’esthétique et l’herméneutique considèrent le poème comme objet de connaissance, anticipant ainsi les formulations postérieures de Martin Heidegger, María Zambrano, Jacques Rancière ou Giorgio Agamben.
  3. Au sens compris par Itamar Even-Zohar: «Dans cette perspective, la canonicité n’est donc pas une caractéristique inhérente à toute activité à quelque niveau que ce soit, mais le résultat des relations de pouvoir au sein d’un système. […] L’utilisation du concept de canonicité (et de l’adjectif correspondant “canonisé”) – inspirée par la conceptualisation initiale de Chklovski – a moins à voir avec la formation et le maintien des canons établis (c’est-à-dire leur consolidation, leur consécration, leur pérennité ainsi que leur efficacité dans la dynamique de mutation continue du polysystème, comme c’est souvent le cas dans les discussions sur le “canonique”); dans ma conception de la canonicité, je me réfère plutôt à la promotion de répertoires concurrents comme normes acceptées pour un certain polysystème» («In this view, canonicity is therefore no inherent feature of any activity on any level, but the outcome of power relations within a system. […] [T]his use of the idea of canonicity (and the corresponding adjective ‘canonized’) – inspired by Shklovskij’s initial conceptualization – has less to do with questions concerning the formation and preservation of persistent canons (i.e., their consolidation, consecration and durability as well as their effectiveness in the ongoing mutating dynamics of the polysystem, as is often the concern of discussions of ‘the canonical’); in my conception of canonicity I refer rather to the promotion of concurrent repertoires as the accepted normative standards for a certain polysystem»; notre trad.; 46-47).
  4. D’où l’usage de mélique comme synonyme de lyrique chez Minturno et ses commentateurs.
  5. Roman Jakobson a écrit en 1935 que «le lyrique est la première personne du singulier au temps présent» («la lírica es la primera persona del singular en el tiempo presente»; notre trad.; Cabo Aseguinolaza 94).
  6. Nous nous référons ici à nouveau à la répétition et au sens, et pas seulement au sens deleuzien. On peut consulter à ce sujet le chapitre «Después de la representación», dans La quiebra de la representación, de Fernando Rampérez (269-294).
  7. À lire dans sa traduction en espagnol, «Romanticismo y lenguaje poético», dans la compilation Teorías de la Lírica due à Fernando Cabo Aseguinolaza (57-83; référence concrète aux pages 58-59).
  8. Rodríguez qualifie de kantiens les développements artistiques et littéraires inspirés par le front-populisme antifasciste, conduisant à une diminution ou dégradation transitoire de l’art aux mains de l’artiste-intellectuel. Il existe plusieurs parallèles entre sa position et la critique de Bourdieu envers l’intellectuel considéré comme «compagnon de voyage» des dominés, bien que les recherches du sociologue français ont tendance à se centrer sur la notion d’autonomie et sur la dimension collective de l’engagement artistique, comme on peut le voir dans une forme condensée chez Bourdieu («Fourth Lecture»).
  9. On ne niera pas ici l’existence probable d’un lettrisme ou d’une media poetry de caractère lyrique. En d’autres termes: les pratiques mentionnées ne sont en soi ni lyriques ni non lyriques, même si leur nature expérimentale a pour habitude de mettre en lumière un aspect de subjectivité/discursivité qui diffère des pratiques courantes de la poésie lyrique.
  10. Auquel on a recours en même temps qu’à l’élément «écriture», par opposition évidente à l’oralité.
  11. Sur le sujet de ces exceptions nécessaires, deux simples observations que je tire des réflexions éclairées de Laura Scarano, très proches sur ce point de la pensée de Norbert Elias, au sujet de l’interrelation des sphères du publique et du privé dans l’expérience littéraire: 1) ces sphères s’interpénètrent et se modifient entre elles au cours d’un processus continu, 2) comme différents courants de l’histoire culturelle l’ont démontré, l’identité est historisable, y compris jusque dans le fief communément désigné sous le nom d’intimité (61-69).
  12. «La lírica tiene por objeto la imitación de estados de ánimo, a través de un discurso organizado de manera especial, y por finalidad última determinado conocimiento de verdades humanas universales» (notre trad.; 97).
  13. Quant à savoir s’il va s’y limiter, c’est encore une tout autre histoire. Si l’on pense à certains programmes académiques et certaines programmations de festivals, il faut reconnaître qu’un changement est en train de se produire.
  14. Si l’on veut le voir ainsi, ces trois exemples se rapporteraient respectivement à ce qui correspond chez Wolf aux points six et sept (pour la subjectivation), aux points un et huit avec l’allusion habituelle à l’instant (pour l’événement) et aux points deux, cinq et neuf (pour la dimension publique de la poésie non lyrique).
  15. «Desde los balcones, sobre el portal oscuro, yo miraba con el rostro pegado a las barras frías; oculto tras las begonias, espiaba el movimiento de hombres cenceños. Algunos tenían las mejillas labradas por el grisú, dibujadas con terribles tramas azules; otros cantaban acunando una orfandad oculta. Eran hombres lentos, exasperados por la prohibición y el olor de la muerte. (Mi madre, con los ojos muy abiertos, temerosa del crujido de las tarimas bajo sus pies, se acercó a mi espalda y, con violencia silenciosa, me retrajo hacia el interior de las habitaciones. Puso el dedo índice de la mano derecha sobre sus labios y cerró las hojas del balcón lentamente)» (notre trad.).
  16. Il est indéniable que ce pacte provoque une recrudescence de pratiques poétiques présentielles et para-scéniques, de pratiques en direct, sans doute au détriment de la lecture. En outre, la fictionnalité est également impliquée, mais c’est un aspect que je ne peux pas développer ici et qui devra être examiné à une autre occasion. En raison de cette performativité assumée et du caractère non différé de la communication dans un espace public, il conviendrait de réexaminer attentivement la nature fictionnelle du littéraire qui subsiste dans certaines formes de l’énonciation non lyrique. À ce propos, et toujours au sujet de la poésie non lyrique, je dois admettre que s’il m’incombait d’entreprendre cette révision, je me verrais dans l’obligation de nuancer certaines des propositions que j’ai longuement développées dans Pragmática y poesía, un travail publié il y a déjà presque vingt ans.
  17. Dans le poème de Gamoneda reproduit ci-dessus, il ne fait aucun doute que subjectivation et événement sont les deux faces de la même médaille: l’enfant rencontre l’histoire et la mère intervient afin de protéger son innocence et plus encore.
Bibliographie
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Notes
Pour citer cet article

Référence électronique

DOI: https://doi.org/10.26034/la.tdl.2020.997

Traduction française:

Casas, Arturo. «La poésie non lyrique: énonciation et discursivité poétiques dans le nouvel espace public». Traduit par Julie Botteron. Théories du lyrique. Une anthologie de la critique mondiale de la poésie, sous la direction d'Antonio Rodriguez, Université de Lausanne, octobre 2020, https://lyricology.org/la-poesie-non-lyrique-enonciation-et-discursivite-poetiques-dans-le-nouvel-espace-public/?lang=fr.

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Version originale de l'article:

Ce texte a été présenté lors du premier Congrès international de l’Association espagnole de Théorie littéraire (Congreso Internacional de la Asociación Española de Teoría de la Literatura), organisé à l’Université de Grenade au mois de janvier 2011. Il demeure jusqu'à présent inédit sous sa forme originale, qui est présentée ici.

Auteurs

Arturo CASAS

Université de Saint-Jacques-de-Compostelle, ES
Professeur de théorie littéraire et littérature comparée à l'Université de Saint-Jacques-de-Compostelle (USC), Arturo Casas est également membre collaborateur de l’Institut de littérature comparée Margarida Losa de l'Université de Porto. Ses recherches sont notamment consacrées aux œuvres de Rafael Dieste et l'exil républicain espagnol de 1939, à la méthodologie de l'histoire littéraire nationale et comparée, aux théories du lyrique et à la sociologie de la littérature, mais aussi à la poésie du XXe et XXIe siècles en général. Parallèlement, il a dirigé le Centre de recherche sur les pratiques et processus culturels émergents de l’USC et il a activé les bases de données poesiagalega.org et Poetry in the Public Space (bd-poespublic.org). Les derniers livres qu'il a publiés sont Textualidades (inter)literarias. Lugares de lectura y nuevas perspectivas teórico-críticas (co-éditeur, Madrid et Francfort-sur-le-Main, 2020) et Procesos da historiografía literaria galega (Venise, 2021).

(Traduction)

Julie Botteron, Université de Neuchâtel