Michel COLLOT
UMR THALIM / Université Sorbonne-Nouvelle Paris 3 / CNRS / ENS, FR

https://doi.org/10.26034/la.tdl.2020.547

Résumé

Le lyrisme a souvent été compris comme l’expression du sentiment personnel: il serait foncièrement ego-centré, notamment dans la poésie romantique. Or le sujet lyrique y apparaît souvent excentré, comme en témoignent par exemple certains poèmes de Shelley ou de Wordsworth. Le sentiment de la nature prend aujourd’hui des formes et une dimension nouvelles grâce à l’émergence d’une conscience écologique, qui unit la sensibilité à l’environnement, l’attachement à la terre (Land) et le souci de la planète (Earth). Elle trouve son expression dans des courants comme la géopoétique, l’ecopoetry ou la place poetry. Michel Collot en donne quelques exemples empruntés à la poésie américaine du 20e siècle.

Mots-clés
ECOPOETRY. PLACE POETRY. ROMANTISME. SUJET LYRIQUE. THÉORIE DES GENRES LITTÉRAIRES.
Plan
Article

Préambule

Je poursuis ici une réflexion que j’ai engagée il y a un quart de siècle sur la question du lyrisme et qui vise à remettre en cause sa définition la plus courante comme expression du sentiment personnel. Cette définition, qui a pris corps à l’époque du romantisme, au moment où le mot lyrisme est apparu dans la langue française, me paraît méconnaître non seulement certaines de ses expressions dans la poésie romantique elle-même mais surtout les évolutions qu’il a connues depuis dans sa conception et dans sa pratique; elles tendent à le soustraire à la sphère de l’identité, de l’intériorité et de l’idéalité pour l’ouvrir à l’altérité, à l’extériorité et à la matérialité du monde et des mots. J’ai montré qu’il en allait ainsi, depuis le «JE est un autre» rimbaldien, du lyrisme de la réalité cher à Reverdy, de la matière-émotion de Char ou du lyrisme objectif de Ponge (voir Collot, La Matière-émotion; et «D’un lyrisme objectif (de Rimbaud à Ponge)», 27-36).

Je voudrais présenter les nouveaux développements qu’apportent à cette tendance profonde du lyrisme moderne des mouvements poétiques et critiques récents comme l’écopoétique et la géopoétique. Les poètes qui s’en réclament prennent souvent pour repoussoir le lyrisme romantique, taxé de subjectivisme, voire d’égoïsme. Ils cèdent eux-mêmes parfois à la tentation de l’objectivisme et à la fascination pour le non-humain, voire l’inhumain. Les plus radicaux d’entre eux peinent pourtant à éliminer de leurs textes toute trace d’un sujet, à condition de ne pas confondre le sujet avec sa majesté le Moi, comme nous y invite la pensée moderne, qui ne le conçoit plus comme une entité autonome et autosuffisante, porteuse d’une identité close sur elle-même mais dans une relation constitutive à une altérité intime et extime. Elle ne le situe plus dans un for intérieur mais entre un dedans et un dehors indissociables l’un de l’autre, dans cet entre-deux qui l’unit à ce qui l’entoure: à son environnement social, culturel et naturel.

Autrement dit, il n’est pas d’ego sans éco, pas d’ego sans géo. C’est pourquoi je voudrais pour le moins nuancer l’opposition souvent établie entre une démarche éco-centrée ou géo-centrée et l’égocentrisme supposé de la poésie lyrique. Pour ce faire, je commencerai par un bref rappel de quelques notions issues de la philosophie, des sciences humaines et de la poétique, qui permettent de penser le sujet lyrique hors du moi et le lyrisme comme autre chose que l’expression du sentiment personnel, ce qui n’est même pas toujours le cas du lyrisme romantique, comme je le montrerai en citant quelques célèbres poèmes anglais, et qui n’est plus du tout le cas dans l’écopoésie et dans la géopoétique, que j’illustrerai de quelques exemples empruntés à la poésie américaine du 20e siècle. Il s’agira de montrer que le subjectivisme attribué au lyrisme romantique n’exclut pas l’ouverture au monde extérieur et que l’objectivisme prôné par beaucoup de poètes américains peut faire place à l’expression d’un sujet. Ce chassé-croisé vise à dépasser l’opposition entre sujet et objet qui caractérise une pensée dualiste: la relation et la tension maintenue entre objectivité et subjectivité est selon moi le ressort le plus puissant du lyrisme moderne.

1. Théorie

Je commence donc par un bref rappel de quelques notions utiles pour poser le cadre théorique de ma réflexion. À l’aube du romantisme, Hegel définissait le lyrisme comme l’«expression de la subjectivité comme telle […] et non d’un objet extérieur», par opposition à la poésie épique, considérée comme «objective»; à ses yeux, le poète lyrique constitue «un monde subjectif clos et circonscrit, enfermé en lui-même» (Hegel 178 et 184). Une telle définition sous-tend encore le diagnostic porté récemment par Guido Mazzoni sur la poésie moderne qui, devenue exclusivement lyrique, serait, selon lui, foncièrement égocentrique et narcissique, tant sur le plan du contenu, qui repose sur «des associations mentales» d’un «caractère tout à fait privé», que sur celui de l’écriture, «de plus en plus auto-référentielle» (Mazzoni 107 et 223).

Cette définition restrictive était déjà démentie par la pratique de certains poètes romantiques. Byron lui-même, qui se reprochait son «maudit égoïsme», prétendait que «(s)a seule, vraie et sincère raison d’écrire » avait toujours été d’«arracher (s)on moi à (s)on moi»1. «Dans la grandeur de la rêverie» romantique «le moi se perd vite», notait Baudelaire au début du Confiteor de l’artiste. Ce refus des limites du moi, d’un lyrisme trop strictement personnel s’exprime aussi tout au long du 19e siècle sur un autre versant de la philosophie allemande, de Schopenhauer à Nietzsche. Dans La Naissance de la tragédie, celui-ci dénonçait «l’erreur» de «ceux qui ont défini le poète lyrique comme un poète subjectif»: à travers lui, c’est «le génie de l’univers qui (s)’exprime symboliquement»; «délivré de son vouloir individuel, il dev(ient) une sorte de medium grâce auquel le seul Sujet vraiment existant fête sa rédemption dans l’apparence» (Nietzsche 44-46).

Au 20e siècle la théorie littéraire allemande établira une ferme distinction entre un Lyrisches Ich et la personne du poète, allant jusqu’à placer la poésie moderne sous le signe d’une dépersonnalisation (voir Friedrich 45). La réflexion contemporaine s’inscrit dans cette tendance à placer le sujet lyrique hors du moi, voire hors de soi, comme je l’ai proposé dans ma contribution au colloque de 1995 qui a marqué en France le renouveau des recherches sur cette notion, qui avait été longtemps refoulée par une poétique d’inspiration formaliste (Collot, «Le sujet lyrique hors de soi», 113-125). Ce décentrement du sujet lyrique peut résulter de son exposition à une intime altérité, que les mythes de l’inspiration rapportaient à l’emprise de quelque divinité, et que la modernité réfère plutôt à la pression de l’Inconscient et/ou à l’empreinte du signifiant. Mais il peut aussi l’éprouver dans le mouvement d’une é-motion qui le fait sortir littéralement de lui-même pour le porter à la rencontre du monde extérieur.

Je propose de prendre à la lettre cette sortie de soi, en insistant sur l’espacement du sujet lyrique, sur son ouverture à ce qui l’entoure, comme nous y incitent diverses tendances de la pensée contemporaine, à commencer par la phénoménologie. Husserl lui-même écrivait déjà: «Comme personne, je suis ce que je suis […] en tant que sujet d’un monde qui m’entoure. Les concepts d’ego et de monde environnant sont liés l’un avec l’autre de manière inséparable» (Husserl 185). La phénoménologie existentielle a radicalisé cette intuition en redéfinissant le Da-sein comme ek-sistant et comme «être au monde». En mettant l’accent sur le rôle du corps et de la perception dans ce rapport de la conscience au monde, Merleau-Ponty a mis en lumière sa dimension spatiale: «Je suis un champ, je suis une expérience», écrit-il dans le chapitre de la Phénoménogie de la perception consacré au cogito (Merleau-Ponty 465), et il ira, dans les notes du Visible et l’Invisible, jusqu’à «rejeter la notion de sujet, ou à définir le sujet comme champ» (Merleau-Ponty 292).

À ces thèses de la phénoménologie font écho aujourd’hui divers prolongements dans les sciences humaines qui explorent les rapports de l’homme avec son environnement. La notion de «conscience écologique», introduite par Aldo Leopold en 1947 (262-265), recouvre à l’origine le changement d’attitude que suppose une «éthique de la terre» et qui consiste à substituer à l’anthropocentrisme un point de vue écocentré, que résume la célèbre formule: «penser comme une montagne» (170-172). La psychologie et les sciences cognitives ont remis en cause l’autonomie du cogito, tel que l’avait conçu Descartes, au profit de la reconnaissance du lien constitutif qui l’unit à son environnement, naturel et/ou culturel et social. Elle est notamment sous-jacente au projet d’une «écologie de l’esprit», développé par Bateson dans Vers une écologie de l’esprit, et à l’analyse des processus cognitifs promue par Francisco Varela, «dans laquelle ceux-ci apparaissent incarnés et situés dans une relation de définition réciproque avec leur environnement» (11): dans cette perspective, on a pu parler d’une égo-écologie (Zavalloni). Dans les domaines de la psychologie et de la sociologie, on a vu apparaître des notions comme celles d’éco-psychologie (Roszak) ou d’une «identité écologique», façonnée par les rapports que les individus entretiennent avec la terre, et qui se manifestent dans leur personnalité, leurs valeurs, leurs actions et l’image qu’ils se font d’eux-mêmes (Thomashow).

Ces notions émergentes me semblent de nature à éclairer cet élargissement du sujet qu’illustrent des courants comme l’écopoésie ou la géopoétique. Ils mettent en jeu un sujet lyrique intimement lié à son environnement et situé dans l’espace de telle sorte qu’ego, éco et géo y deviennent indissociables: un sujet qui n’est plus ego-centrique mais éco-logique et géo-centré. Un sujet décentré ou plutôt ex-centré, éco- et géo-centré, qui peut de ce fait apparaître non pas comme éliminé ni même diminué, mais étendu, élargi.

2. Romantisme

De cette connexion entre ego, éco et géo témoignait déjà, dans une certaine mesure, le sentiment romantique de la nature. On l’a souvent réduit à une simple projection des états d’âme du sujet sur le monde extérieur; mais il naît tout autant du retentissement de celui-ci dans la conscience. C’est sur cette interaction que repose notamment la poétique du paysage, telle que la met en œuvre exemplairement Wordsworth, qui n’a cessé d’exprimer et d’interroger cet «échange entre l’intérieur et l’extérieur»2. Dans un de ses poèmes les plus célèbres, «Tintern Abbey», le paysage apparaît comme la source de pensées qui résident à la fois dans l’esprit du poète et dans les choses elles-mêmes, au point qu’il peut parler de «thinking things»:

[…] I have felt
A presence that disturbs me with the joy
Of elevated thoughts; a sense sublime
Of something far more deeply interfused,
[…]
A motion and a spirit, that impels
All thinking things, all objects of all thought,
And rolls through all things.
[…] J’ai ressenti,
Présence qui inspire et le trouble et la joie
De pensées élevées, le sentiment sublime
D’une chose mêlée intimement à tout,
[…]
Un mouvement ainsi qu’un esprit, animant
Toutes choses pensantes, tout objet de pensée,
Traversant toutes choses.

(Wordsworth, «Tintern Abbey», 316-317; trad. modifiée)

Il y a là ce que j’appelle une «pensée-paysage», inscrite à la fois dans la nature et dans «le langage des sens», qui suscite un sentiment d’appartenance à la terre et à l’ensemble des éléments auxquels l’esprit humain se trouve intimement mêlé3. Cette intuition d’une solidarité profonde entre l’homme et le monde et d’une connexion entre tous les êtres vivants font de Wordsworth, aux yeux de Jonathan Bate, un précurseur de l’écopoétique4.

Il y a là au moins les prémices d’un renversement de la posture lyrique traditionnelle, qui faisait du poète le sujet de son discours, au double sens, objectif et subjectif de cette expression; il apparaît ici comme sujet à, voire assujetti à des impressions et à des inspirations qui lui viennent du monde. Il devient à la limite le simple instrument d’une puissance extérieure et supérieure, naturelle ou surnaturelle, comme le Vent d’ouest auquel Shelley s’adresse en ces termes:

Make me thy lyre, even as the forest is 
 […] Be thou, Spirit fierce, 
 My spirit. Be thou me, impetuous one!5

Be thou me, littéralement: «Toi sois moi». Cette étonnante inversion des rôles et des pronoms remet en cause la primauté de la première personne, qui passe à l’accusatif. Le poème lyrique devient le fruit d’une collaboration entre le monde et «l’esprit humain qui, passivement,/reçoit et restitue un torrent d’influences,/Poursuivant un échange ininterrompu/Avec le clair univers des choses autour de lui» (Shelley, «Mont Blanc», 75; trad. modifiée).

On assiste ici à l’émergence d’une conscience écologique, inséparable de son environnement (things around). J’ai montré ailleurs l’insistance dans la poésie lyrique française de mots comme «autour» ou «alentour» (Collot, Sujet, monde et langage dans la poésie moderne, 67-74); il en va de même du pronom et de l’adverbe around dans les poèmes anglais. Une de ses occurrences les plus frappantes figure dans un passage du Pèlerinage de Childe Harold: «I live not in myself, but I become/Portion of that around me; and to me/High mountains are a feeling»6. On est loin de l’égocentrisme attribué à la poésie romantique et à celle de Byron en particulier; on a ici affaire à un lyrisme à la fois ego- et éco-centré, qui exprime la co-appartenance du moi et du monde: «Montagnes, vagues et cieux ne sont-ils point une part/De moi-même et de mon âme, comme je fais partie d’eux?», demande le poète7.

Cette tendance écocentrique, qui se manifeste par moments dans la poésie romantique, s’exprimera de façon plus générale et plus radicale dans la poésie moderne, sans que celle-ci rompe nécessairement pour autant avec le lyrisme et avec le romantisme, comme en témoigne le premier vers d’un des premiers poèmes de Wallace Stevens, qui rappelle celui de Byron: «I am what is around me» (86).

3. De l’objectivisme au lyrisme objectif ou Objectivisme et lyrisme de la réalité

Je vais donc faire un saut dans le temps et dans l’espace pour aborder la poésie américaine du 20e siècle. Elle a beaucoup contribué à ce renouvellement du lyrisme que j’essaie d’illustrer, notamment à travers l’Ecopoetry et la Poetry of Place8 laissant de côté la géopoétique, qui est née en Europe et que j’ai présentée dans un autre contexte (Collot, «Approches géopoétiques», 105-129). Or ces deux courants n’ont guère attiré l’attention des poètes et des traducteurs français, qui ont souvent préféré s’intéresser aux objectivistes et aux «language poets», chez qui ils pensaient trouver les modèles d’une démarche antilyrique.9

Je voudrais donc rééquilibrer la réception dominante de la poésie américaine du 20e siècle en montrant qu’on y trouve aussi une nouvelle forme de lyrisme, y compris dans des œuvres qui se réclament de l’objectivisme: un lyrisme objectif. C’est le cas par exemple dans celle de George Oppen, qui refuse l’introspection pour se tourner vers le «monde» qui «est là, dehors», à «la fenêtre»10, et pour se porter «à la limite extérieure du moi», qui se trouve par là décentré mais peut-être aussi augmenté: «tout/Cela est moi», lit-on dans le même poème11. «Le travail du poète», selon Oppen, c’est «‘‘De subir les choses du monde/Et de les dire à travers lui’’»; mais, ce faisant, ne se dit-il pas à travers elles12? «Je crois que je suis/Ce que j’ai vu et non moi-même», écrit-il dans un poème qui s’intitule pourtant «C’est moi que je chante»13. Et en épigraphe d’un de ses recueils, il place cette phrase de Jacques Maritain: «Nous nous éveillons au même instant à nous-mêmes et au monde»14.

Semblables paradoxes se retrouvent chez son aîné William Carlos Williams, qui se méfie du lyrisme, ayant toujours eu le souci «de rester en dehors du tableau» qu’il propose du monde extérieur15. Le poète doit se borner à en constater la présence: «Dehors/hors de moi/un monde existe»16. Au lieu de projeter sur lui des significations subjectives, il doit les tirer des choses elles-mêmes: «pas d’idées, sinon dans les choses» («no ideas but in things»), ce mot d’ordre revient comme un leitmotiv sous sa plume. Mais ce parti pris des choses, comme celui de Ponge, n’exclut nullement l’expression des affects qui leur sont liés: «tant de choses dépendent/d’/une brouette/rouge»17, comme il le dit dans un de ses poèmes les plus célèbres.

Il s’accompagne d’un parti pris des lieux, où s’inscrit l’attachement de Williams à sa province natale. Le titre de son œuvre majeure, Paterson, est à la fois le nom d’une cité industrielle du New Jersey et celui d’un personnage qui incarne la figure du poète et qui s’identifie à son lieu de vie: c’est «un homme semblable à une ville» (15). Williams brouille la distinction entre l’un et l’autre en usant parfois du même pronom masculin (he) pour désigner la ville aussi bien que l’homme et il multiplie tout au long du livre les analogies entre la vie humaine, avec ses hauts et ses bas, et le paysage, à la fois sublime et dégradé, des chutes du Passaïc, pollué par les activités industrielles, entre le débit torrentiel de ses flots et le flux intarissable du poème-fleuve. Celui-ci brasse les faits les plus triviaux voire les plus sordides mais cela ne l’empêche pas de «tirer de cela un chant: concrètement» (70) au profit d’un «lyrisme de la réalité»:

C’est une forme toute particulère du lyrisme qui se dégage de la poésie de Williams, un lyrisme qui naît des choses et des objets […]. La poésie se propose de faire chanter les choses — toutes les choses, sans exception. C’est ainsi que le lyrisme devient un chant du monde et de l’homme dans le monde. (Dupeyron-Marchessou 132)

4. Louange du lieu

L’objectivisme a exercé une influence considérable sur la génération suivante de poètes américain(e)s, parmi lesquel(le)s Lorine Niedecker se distingue par l’adoption d’un style minimaliste, évitant le plus souvent toute forme d’énonciation personnelle, pour privilégier la nomination pure et simple des choses qui l’entourent. Mais à travers elles, la poète exprime aussi sa relation intime avec l’environnement de Black Hawk Island, où elle a passé presque toute sa vie; les vers qui ouvrent son poème le plus célèbre, Louange du lieu (Pean to Place), souvent considéré à juste titre comme précurseur de la Poetry of Place, mettent en exergue le lien existentiel et affectif qui l’unit à ce paysage:

Fish
              fowl
                           flood
             Water lily mud
My life
 
in the leaves and on water
My mother and I
                            born
in swale and swamp and sworn
to water

(Niedecker, «Pean to Place», Collected Works, 261)
Poisson
              plume
                           palus
             Vase de nénuphar
Ma vie
 
sur l’eau et dans les feuilles
Ma mère et moi
                            nées
entre marais et marécages et mariées
à l’eau

(Niedecker, «Louange du lieu», Louange du lieu et autres poèmes, 163)

Niedecker reconnaît l’influence que cette proximité avec les éléments naturels a exercée sur la formation de sa personnalité:

I grew in green
slide and slant
              of shore and
                            Child-time wade
thru-weeds
(CW 264)
J’ai poussé en vert
oblique et bas
              de berge et d’ombre
                            Enfance à barboter
dans les mauvaises herbes
(LL 167; trad. modifiée).

Le travail sur le signifiant (I GRew in GReen) vise ici à inscrire dans la matière des mots l’empreinte laissée par celle du monde dans l’esprit du poète, de manière à transformer l’une et l’autre en une même matière-émotion. Dans une lettre, où elle reprend à son compte le vers de Wallace Stevens cité plus haut, Niedecker insiste sur le rôle joué par la perception dans cette interaction entre le dedans et le dehors: «Très jeune, j’ai regardé par les fenêtres à l’arrière de la maison qui donnent sur le lac et me suis dit ‘‘je suis ce que je suis à cause de tout ceci – je suis ce qui m’entoure – ces bois m’ont faite’’»18. En s’identifiant à un oiseau familier des rivages de ce lac, elle suggère, s’inspirant de Robert Duncan, que cet environnement naturel a non seulement façonné sa sensibilité mais aussi imprégné son écriture et sa pratique du vers:

I was the solitary plover
a pencil
         for a wing bone
From the secret notes
I must tilt
 
upon the pressure
execute and adjust
        In us see-air 
(CW 265)
J’étais le pluvier solitaire
un porte-plume
         pour os d’aile
À partir de notes secrètes
je dois voguer
 
sur la poussée
J’adapte et j’exécute
        En nous le rythme air-mer19

L’ancrage du lyrisme de Niedecker dans un lieu qui lui a enseigné l’interpénétration des êtres et des éléments naturels ne l’empêche pas d’accéder à une dimension cosmique, que révèlent notamment les poèmes inspirés par un voyage sur les rives du lac Supérieur, dont les paysages grandioses montrent à nu les soubassements géologiques de la vie sur terre:

In every part of every living thing
is stuff that once was rock
 
In blood the minerals
of the rock
(CW 232)
Dans tout fragment de tout ce qui vit
Il reste de la pierre
 
Dans le sang les minéraux
De la pierre
(LL 127)

Écologie et géologie se rejoignent ici. Le chant de la terre peut ainsi s’entendre de plusieurs façons et se déployer selon plusieurs échelles, emboîtées l’une en l’autre: celle de l’élément terre (earth), celle du terroir ou du territoire (Land) et celle de la planète Terre (Earth).

5. Ecopoetry

Ce souci de la terre se retrouve à tous les niveaux dans l’ecopoetry de la Beat Generation, influencée par la deep ecology et engagée sur le terrain dans la défense de l’environnement. Son représentant le plus célèbre, Gary Snyder, rejette lui aussi l’égocentrisme et l’anthropocentrisme du lyrisme traditionnel qui s’approprient la nature au lieu de la donner à voir en elle-même et pour rien d’autre qu’elle-même, comme le suggère ce poème intitulé For nothing:

Earth a flower
by a gulf where a raven
flaps by once
 
a glimmer, a color
forgotten as all
falls away.
 
A flower
for nothing;
an offer;
no taker;
 
Snow-trickle, feldspar, dirt.
Terre une fleur
au bord du gouffre où vole
un corbeau,
un miroitement, une couleur
oubliée alors que tout
s’écroule.
 
Une fleur
pour rien;
une offre;
sans preneur;
 
Coulée de neige, feldspath, gravats
(Snyder, «Pour rien», 300-301)  

La mise entre parenthèses de toute motivation ou signification humaine se traduit ici notamment, comme chez Niedecker et dans beaucoup de poèmes de Snyder, par l’usage d’une syntaxe nominale. Celle-ci suspend l’organisation logique habituelle de l’énoncé qui soumet le réel au jugement de l’énonciateur. Mais, en effaçant la distinction entre sujet et prédicat, elle se prête aussi à exprimer une expérience antéprédicative dans laquelle le sujet ne se distingue plus de l’objet, comme celle qu’évoque le poème qui conclut le recueil Axe Handles:

Ah to be alive
              on a mid-September morn
              fording a stream
              barefoot, pants rolled up,
              holding boots, pack on,
              sunshine, ice in the shallows,
              northern rockies.

Rustle and shimmer of icy creek waters
stones turn underfoot, small and hard as toes
              cold nose dripping
              singing inside
              creek music, heart music,
              smell of sun on gravel.

Ah être en vie
             un matin à la mi-septembre
             traversant à gué un cours d’eau
             pieds nus, les pantalons relevés,
             tenant à la main bottes et sac
             soleil, glace dans les flaques
             au nord des Rocheuses.
 
Murmure et miroitement des eaux glacées
cailloux roulant sous les pieds, petits et durs comme [les orteils
           nez froid qui coule
           chant intérieur
           musique du ruisseau, musique du cœur
           odeur du soleil sur le gravier.

Le titre de ce poème, For All, fait écho à celui de For Nothing; il en est le contrepoint, suggérant que l’effacement des raisons et des finalités humaines permet au poète d’accéder à la totalité. L’effort physique met à l’épreuve les limites du corps, procurant au marcheur la sensation d’une fusion à la fois douloureuse et bienheureuse avec son environnement, qui s’exprime d’abord discrètement par le biais de l’exclamation initiale à l’infinitif, qui est un mode non-personnel. L’abdication de son individualité, le self relinquishment du poète20 a pour contrepartie son accès à une dimension supérieure; celle d’une sorte de conscience cosmique de soi qui lui permet de reprendre la parole en première personne pour proclamer son appartenance et son allégeance à la nature:

           I pledge allegiance
 
 I pledge allegiance to the soil
            of Turtle Island,
 and to the beings who thereon dwell
            one ecosystem
            in diversity
           under the sun
 With joyful interpenetration for all
(Snyder, « For All », 113-114)
            Je jure allégeance
 
Je jure allégeance au sol
             de l’Île-Tortue
et aux êtres qui vivent là-dessus
            écosystème unique
            dans la diversité
            sous le soleil
Avec joyeuse interpénétration pour tout21

Ce lyrisme flamboyant n’est plus l’expression d’un moi; il met en jeu et en Je un sujet à la fois éco- et géo-centré, local et global, géo-localisé: situé dans la géographie de l’Île-Tortue, qui est un des noms donnés par certains peuples amérindiens à leur continent, il est aussi inclus dans le Tout de la nature. Ce poème est porteur d’une vision unitaire de l’univers, qui récuse la séparation entre l’homme et la nature, en l’intégrant à la communauté des êtres vivants, qui participent d’un même flux d’énergie: «Les poèmes parlent du lieu, des courants d’énergie qui soutiennent la vie. Chaque être vivant est un tourbillon dans le flot, une turbulence, un «chant». Le pays, la planète elle-même, est aussi, quoique sur un autre plan, un être vivant» (Snyder, Note d’introduction à Turtle Island, L’Arrière-pays, 243).

Cette conception holistique, qui s’inspire pour une part des spiritualités orientales et des cultures amérindiennes, s’appuie aussi sur les découvertes de la science moderne, à commencer par celles de l’écologie qui démontre l’interdépendance des éléments de la biosphère. Snyder a été séduit par l’hypothèse Gaïa, qui donnait une caution scientifique à sa dévotion pour la Terre-mère, source d’un lyrisme quasiment religieux (Snyder, Premier chant du chaman et autres poèmes, 96-97):

24:IV:40075, 3/30 PM,
N. OF COALDALE, NEVADA,
A GLIMPSE THROUGH A BREAK
IN THE STORM OF THE SUMMIT
OF THE WHITE MOUTAINS
 
O Mother Gaia
 
sky       cloud     gate      milk      snow
 
wind-void-word
 
I bow in roadside gravel
24:IV:40075, 15H30
AU NORD DE COALDALE, NEVADA:
SOUDAINE APPARITION ENTRE LES NUAGES
DU SOMMET DES MONTAGNES BLANCHES
  
Ô Mère Gaïa
 
ciel       nuage      brèche      lait      neige
 
vent-vide-verbe
 
sur l’accotement pierreux je salue

Étroitement liée à ses circonstances et en particulier très précisément localisée, cette vision fugitive prend une dimension planétaire; réunissant les trois sens du mot terre, le poème relie la partie au tout, s’appuie sur le sol pour s’élever jusqu’au ciel, unit le trivial au sublime, la nature au surnaturel.

6. Biorégionalisme et Poetry of Place

Ce désir d’articuler le local au global anime aussi la pensée et l’engagement politiques de Snyder: il a été l’un des promoteurs du biorégionalisme, qui se propose de réunir des communautés humaines et non-humaines sur la base de territoires situés en-deçà et au-delà des états-nations, parce que délimités non par des frontières artificielles mais par leurs caractéristiques écologiques et géographiques, et de ce fait ouvertes à l’ensemble de la planète et de la biosphère. L’unité de base en est pour Snyder le Bassin versant (watershed), conçu comme un écosystème dont tous les éléments sont interconnectés, propice à l’établissement d’une communauté humaine respectueuse de son environnement et au développement d’une culture en accord avec la nature. Sur le plan politique comme sur le plan poétique, l’œuvre de Snyder associe donc étroitement écologie et géographie: on pourrait la qualifier d’éco-géo-politique ou d’éco-géo-poéthique, à condition d’ajouter un h à poétique, pour faire toute sa place au souci qui l’anime d’habiter la terre en poète mais aussi en citoyen du monde.

Ce souci anime aussi un autre courant de la poésie américaine contemporaine, qui est proche de l’ecopoetry, la Poetry of Place, parfois appelée Place Poetry, et dont l’un des organes est depuis 2002 la revue bimensuelle Windfall22. Chaque numéro est accompagné d’un Afterword qui a valeur d’éditorial voire de manifeste23. J’en citerai quelques extraits qui explicitent la démarche de ses auteurs. Basés à Portland, en Oregon, ils revendiquent leur appartenance à la «bioregion» du Nord-Ouest de la côte Pacifique. À une mondialisation uniformisatrice qui détruit les identités culturelles et les équilibres naturels, ils opposent la nécessité d’une relocalisation de la société et de la littérature américaines et militent en faveur d’«une poésie qui met en valeur les spécificités locales, qui permet au lecteur d’éprouver ce qui rend un lieu unique parmi tous les autres»24. Cet ancrage dans un lieu concret et particulier est pour eux un moyen d’échapper au subjectivisme, à l’abstraction et au formalisme d’une certaine poésie contemporaine, qui «met l’accent sur les états psychologiques, sur les concepts intellectuels ou sur un jeu de langage totalement dépourvu de référence au monde réel, vécu et infiniment varié qui est celui de l’expérience sensible».

«Dans son sens le plus plein, le terme de ‘‘lieu’’ en poésie inclut», selon eux, «non seulement la situation géographique et l’environnement naturel, mais l’histoire de la présence humaine et ce qui l’a précédée. ‘‘Lieu’’ inclut les gens qui y vivent à présent, et, comme dans toute poésie, la voix du poète», qui se fait le porte-parole de cette communauté humaine et non-humaine. À travers les paysages de sa région, le poète exprime donc sa géographie, son écologie, son histoire mais aussi sa propre vérité: «Notre identité est liée au lieu: nous ne savons pas qui nous sommes à moins de savoir où nous sommes»; «Nous sommes ce que nous sommes à cause du paysage dans lequel nous vivons — l’air avec ses parfums (et ses polluants) spécifiques, les particularités des ciels et de la météo qui façonnent nos humeurs»25.

En prenant le parti du lieu, le poète prend aussi son propre parti, dans la mesure où son être est indissociable de son appartenance à un environnement naturel, social et culturel dont il fait partie. Un des lieux les plus favorables à cette interaction, c’est, depuis le romantisme, le paysage. Défini par le point de vue d’un sujet, individuel et/ou collectif, c’est un espace subjectif autant qu’objectif: comme le dit l’écrivaine amérindienne Leslie Marmon Silko, «les spectateurs font partie du paysage autant que les rochers sur lesquels ils se tiennent»26. C’est une «partie de pays», délimitée par un horizon qui en même temps l’ouvre à l’appel de l’ailleurs et du monde entier. Façonné par l’interaction de l’homme avec la nature, par la société, l’art et la culture, il est par excellence un entre-deux, une aire transitionnelle qui permet le passage de l’ego à l’éco-, et d’éco à géo, et donc particulièrement propice à un lyrisme à la fois ego-, éco- et géo-centré.

  1. Lettre citée par R. Martin dans l’introduction de sa traduction du Childe Harold’s Pilgrimage de Byron (30).
  2. «A balance, an ennobling interchange of action from without and from within» (The Prelude, vers 375-376, 477).
  3. «Well pleased to recognise/In nature and the language of the sense,/The anchor of my purest thoughts» (316).
  4. «William Wordsworth remains the founding father for a thinking of poetry in relation to place, to our dwelling upon the earth» (205).
  5. «Fais de moi ta lyre, comme l’est la forêt […]./Esprit farouche, sois/Mon esprit! Sois moi toi-même, vent impétueux!».
  6. «Je ne vis pas en moi-même, mais je deviens/Une partie de ce qui m’entoure; et pour moi/Les hautes montagnes sont une émotion» (Byron, Chant III, strophe 72, 207).
  7. «Are not the mountains, waves, and skies, a part/Of me and of my soul, as I of them?» (Byron, Chant III, strophe 75, 206-207; trad. modifiée).
  8. Je n’aborderai pas ici la géopoétique, qui est née en Europe et que j’ai présentée ailleurs dans un autre contexte.
  9. Fait exception la lecture que Kenneth White propose des poètes américains qui composent selon lui Le gang du cosmos (Wildproject, 2015).
  10. Oppen, «Itinéraire», Poésie complète (abrégé par la suite en PC), 220; «I might at the top of my ability stand at a window/and say, look out; out there is a world» («The route», New Collected Poems, 193).
  11. «To come here the outer/Limit of the ego»; «all/It is I» (New Collected Poems, 211).
  12. PC 171. Le texte original de cette citation, dont je n’ai pas retrouvé l’origine, est d’ailleurs: «To suffer things of the world/And to speak them and himself out» (New Collected Poems, 149).
  13. PC 71. «Myself I sing»: «I think myself/Is what I have seen and not myself» (New Collected Poems, 56).
  14. PC 51 (New Collected Poems, 38).
  15. «I have always believed in keeping myself out of the picture» (cité par Hélène Dupeyron-Marchessou 104).
  16. Williams, Paterson, 51.
  17. «So much depends/upon/a red wheel barrow» (Williams, Poèmes).
  18. «Letters to Gail Roub», cité dans la préface de Louange du lieu, p. 29 d’après Jonathan Skinner, «Particular Attention. Lorine Niedecker’s Natural Histories» (51).
  19. Louange du lieu, 168; trad. modifiée). Niedecker cite entre guillemets, en le déformant légèrement, un passage de l’essai de Robert Duncan, «Vers un univers ouvert».
  20. J’emprunte l’expression à Lawrence Buell.
  21. C’est moi qui traduis.
  22. Le titre en est difficile à traduire. Windfall désigne, au sens littéral, les feuilles ou les fruits tombés à terre sous l’effet du vent: le mot a pris le sens figuré de rentrée d’argent inattendue. On pourrait traduire par «aubaine»; je préférerais: «Autant en apporte le vent».
  23. On peut consulter les sommaires et les «Afterwords» de chaque numéro sur le site de la revue (URL: http://www.hevanet.com/windfall/index.html).
  24. Je cite et traduis «Afterword: Poetry of Place», Windfall, vol. 1, n° 1, automne 2002.
  25. Je cite et traduis «Afterword: Form in Poetry of Place», Windfall, vol. 1, n° 2, printemps 2003.
  26. «Viewers are as much a part of the landscape as the boulders they stand on» (cité dans «Afterword: Poetry of Place», Windfall, vol. 1, n° 1, automne 2002).
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Notes
Pour citer cet article

Référence électronique

DOI: https://doi.org/10.26034/la.tdl.2020.547

Collot, Michel. «EGO ÉCO GÉO». Théories du lyrique. Une anthologie de la critique mondiale de la poésie, sous la direction d'Antonio Rodriguez, Université de Lausanne, février 2020, http://lyricalvalley.org/blog/2020/02/15/ego-eco-geo/.

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Auteurs

Michel COLLOT

UMR THALIM / Université Sorbonne-Nouvelle Paris 3 / CNRS / ENS, FR
Spécialiste de la poésie française moderne et contemporaine, Michel Collot est également professeur émérite de littérature française à l’Université Sorbonne-Nouvelle Paris 3. Il a enseigné de 1979 à 1991 à l’École normale supérieure, où il a organisé un séminaire et plusieurs colloques sur la poésie moderne; de 1991 à 1997 à Paris 10 - Nanterre, où il a initié un travail personnel et collectif sur les représentations du paysage; et de 1997 à 2013 à Paris 3, où il a fondé et dirigé de 2001 à 2011 le centre de recherches Écritures de la modernité, associé au CNRS. Également poète prolifique, L’Académie française lui a décerné en 2019 un Prix d’Académie «pour son œuvre poétique et critique».