Cet article s’interroge sur la relation entre la poésie et la photographie à travers le concept du «comme si». Il soutient que plutôt que de considérer ces deux formes d’art comme étant soit compétitives, soit mimétiques, nous trouvons dans les œuvres photographiques ekphrastiques contemporaines une tentative de dépasser cette pensée binaire. À travers la lecture de #1YearNoCam de David Jhave Johnston et de No film in the camera de Hanne Bramness, je maintiens que ces deux poètes n’ont pas l’intention de tenter de transformer leurs poèmes en photographies, d’imiter la photographie ou encore de la remplacer complètement. Ils écrivent «comme si». Ils essaient malgré tout.
En 2014, le poète canadien David Jhave Johnston est sorti dans les rues de Hong Kong et a écrit de courts poèmes sur ce qu’il a vu, comme s’il avait pris des photos. Sur son blog photo, Johnston décrit son projet ainsi: «Chaque fois que j’aurai envie de prendre une photo, je décrirai la photo par écrit, comme si je l’avais prise. Je publierai ces écrits comme s’il s’agissait de photos» («Every time I feel like taking a photo, I shall describe the photo in writing as if I had taken it. I shall post these writings as if they were photos»; notre trad.; http://glia.ca/2014/1YearNoCam/). L’année suivante, du 17 novembre 2014 au 17 novembre 2015, il a mené le projet de distribution numérique #1YearNoCam dans le cadre duquel il prenait quotidiennement des «photos» verbales. Il les a publiées sous forme de poèmes sur son blog photo, qui a remplacé la série de photos qui emplissait jusqu’alors son blog.
Les réponses poétiques de Johnston aux photographies non-prises peuvent être comprises de nombreuses manières. Il pourrait s’agir d’une réponse à la domination culturelle des photographies, selon laquelle le monde n’est pas principalement perçu de façon immédiate ou par une représentation verbale, mais par le moyen des photographies. Selon le rapport annuel de Mary Meeker sur les tendances d’internet, on a téléchargé en moyenne 1,8 milliard d’images numériques chaque jour en 2014. Cela représente 657 milliards de photos par an (voir The Atlantic 11/2015). Cette tendance n’a fait que s’accentuer, selon le rapport 2019, ce qui a poussé Troy Stein de TechSmith à constater que, «le fait qu’en 2019, les gens utilisent plus d’images et de vidéos lorsqu’ils communiquent – c’est une évolution naturelle [qui] va se poursuivre» («The fact that in 2019, people are using more images and videos when they communicate — it’s a natural evolution and it’s going to continue»; notre trad.; voir Australian News’ Daily Bulletin, 4 juillet).1 Je ne commenterai pas l’affirmation de Stein, bien que dans le cadre du post-humanisme et de la nouvelle philosophie des médias (Stiegler; Hayles, How We Think et Unthought), elle puisse être facilement réfutée. Ce que je désire constater ici, c’est que Johnston, en écrivant des poèmes plutôt qu’en prenant des photos, nous rappelle la domination de la photographie comme documentation de notre vie quotidienne, et qu’il démontre les moyens et le pouvoir du langage pour présenter la vie quotidienne. Même si cette approche peut s’avérer pertinente pour le projet de Johnston, je poursuivrai un chemin différent. Le projet de ce dernier peut être compris comme une exploration artistique de la relation entre les mots et les images, la poésie et la photographie, et, comme nous l’avons déjà mentionné, comme une tentative d’écrire des poèmes comme s’il s’agissait de photographies.
Une position quelque peu similaire se reflète dans le livre de la poète norvégienne Hanne Bramness, No film in the camera, publié en norvégien en 2010 et traduit en anglais en 2013. Comme le suggère le titre de l’ouvrage, les poèmes sont écrits comme s’il manquait de la pellicule dans l’appareil photo d’un photographe. Le titre du recueil aborde immédiatement la question de la relation entre la poésie et la photographie, ainsi qu’entre les poètes et les photographes. Même s’il existe des différences évidentes entre ces deux recueils de poèmes, ils incitent tous deux à la question de savoir ce qu’implique le fait d’écrire de la poésie comme s’il s’agissait de la photographie.
Ce qui suit n’est pas une lecture approfondie des œuvres de Johnston et de Bramness. Je vais plutôt me servir de ces deux ouvrages comme exemples pour la façon dont la poésie et la photographie sont présentées dans les poèmes contemporains. Bien que les recueils de poèmes de Johnston et de Bramness soient différents, je considère les deux ouvrages comme des réactions à une figure dominante de l’étude de l’ekphrasis qui met ce dernier en avant comme une dynamique de rivalité et de compétition (voir Kennedy et Meek 1-11). Comme je le soutiendrai, ils exposent comment nous pouvons dépasser la pensée binaire des mots et des images, des poèmes et des photographies. Indépendamment du fait qu’ils n’ont aucune intention de tenter de transformer leurs poèmes en photographies, d’imiter la photographie, ou de la remplacer complètement – étant donné que cela ne serait jamais possible – ils écrivent «comme si» cela était le cas. Ils essaient malgré tout.2
1. Pas de caméra
David Jhave Johnston est un poète et un artiste canadien qui travaille en particulier dans le domaine des médias numériques. Il est l’auteur de l’ouvrage critique Aesthetic Animism. Digital Poetry’s Ontological Implications (2016). Dans l’œuvre poétique numérique #1YearNoCam, la technologie de la photographie a été remplacée par le langage écrit, l’objectif de l’appareil photo par l’œil humain, et l’appareil photo même par son ordinateur portable.
Les poèmes de Johnston sont des instantanés verbaux des événements politiques et de la vie quotidienne à Hong Kong. Ils se distinguent par leur longueur, leur mode et leurs motifs. Certains poèmes sont courts d’une ligne, tel que «Plastic wrap on fingertip», d’autres sont plus longs et plus typiquement «ekphrastiques»: par exemple, «A man in black underwear, seen inside a brightly lit ochre-colored/wooden/fishing-boat, seen from slightly above so that the deck of the boat decapitates him and only his torso and legs are visible, his feet also obscured by the styrofoam crate he stands in» (1er avril 2015). Bien que l’événement décrit soit ordinaire, le poème transforme cette scène en ce qui aurait pu être une photographie, et il met l’accent sur le cadre dans lequel le motif est capté par le regard de sujet lyrique. Le poème insiste sur le fait que ce qui est décrit a réellement été perçu. Le mot «seen» est répété deux fois, et transforme le poème en un poème phénoménologique. Il est axé non seulement sur ce qui a été vu et ce qui n’a pas été vu («his feet also obscured»), mais également sur l’acte de percevoir, c’est-à-dire sur la façon dont l’homme est perçu. Cet aspect phénoménologique ajoute une qualité relationnelle au poème et révèle la position sujet-objet. Ici, l’utilisation des prépositions par Johnston est frappante. L’homme est aperçu «inside» («à l’intérieur») et «slightly above» («légèrement au-dessus») par le poète. En d’autres termes, le monde apparaît d’une manière particulière, autant pour le sujet que pour le lecteur, parce que le poète se trouvait à ce moment-là à cet endroit précis, et dans cette position particulière, quand il a détecté l’homme.
Ce qui rend ce poème «photographique» pour ainsi dire est sa description d’un moment figé qui est encadré comme s’il s’agissait d’une photographie, et qui insiste sur le fait de préserver le moment fixe. Le poème mentionne que «the deck of the boat decapitates him and only his torso and legs are visible» («le pont du bateau le décapite et seuls son torse et ses jambes sont visibles»; notre trad.). Cette décapitation renforce l’analogie entre le poème et la photographie, car c’est ce que l’on peut affirmer d’une photo quand elle ne capte pas le corps entier d’une personne.
Dans l’un des premiers poèmes qu’il a publié, Johnston écrit:
A container ship, 1/3 km long,
at night on black water, 50
lights
along its flanks.
(17 novembre 2014)
Le poème décrit précisément ce que Johnston voit, remplaçant la photographie en tant qu’empreinte directe de quelque chose de perçu. Il s’agit d’un poème lyrique traditionnel. Il est court, symbolique, et contient des motifs souvent explorés dans la tradition lyrique, tels que le bateau, l’eau et le contraste entre l’obscurité et la lumière. L’absence de verbes donne l’impression qu’il s’agit d’une chose aperçue, de nouveau comme un cliché instantané. Il n’y a pas de mouvement dans l’image. Il ne se passe rien. Les explications, les sentiments du sujet lyrique, les comparaisons ou autres indications de relations sont mis de côté dans le poème. Il n’inclut que ce qui est absolument nécessaire afin d’exprimer ce qui est significatif.
Le poème se concentre sur les lignes horizontales de la «photographie», tandis que le poème est également organisé verticalement en quatre lignes courtes. Le navire porte-conteneurs apparaît dans le texte tel quel: il s’agit simplement d’un porte-conteneurs. Le texte apparaît en lettres noires sur un fond blanc, et révèle à la fois que le langage est, et qu’il fait autre chose que les photographies. Dans le poème, Johnston encadre ce que le sujet lyrique voit, il opère des sélections et les complète par d’autres, comme par exemple le fait que le navire fait un tiers de kilomètre de long, une information qui ne peut être saisie telle quelle par une photographie. En outre, le fait que le sujet lyrique perçoit cinquante lumières n’est pas une information qui nous est livrée immédiatement au moyen d’une photographie. Il faut du temps pour mesurer le navire et compter les lumières.
Le poème est une image compressée. Il est intensément ancré et lié à un moment d’arrêt temporel qui correspond à un type particulier de subjectivité. Tout comme une photographie, il n’est pas objectif. Le poème est plutôt le résultat de l’enregistrement d’une subjectivité impersonnelle, liée à un lieu et à un moment précis.
Dans un texte ultérieur, Johnston révèle un autre poème photographique, toujours avec des considérations verbales qu’il serait impossible de dévoiler par le moyen d’une photographie «pure»:
There are more tourists and witnesses today, parsing the mute
imminent
dissolution of scarred tents, barricades, and increasingly scuffed
yoga
tiles.
(20 novembre 2014, http://jhavehk.tumblr.com/archive).
Tout comme une photographie, le poème arrête le cours du temps dans lequel l’événement «photographié» a existé. Nous ne savons rien de ce qu’il signifie, de ce qui s’est passé, ni de ce qui se passera par la suite. Cependant, si nous incluons la «légende photographique», c’est-à-dire la légende du poème, nous apprenons que cet incident a eu lieu au marché Mong Kok à Hong Kong, une zone qui a été le théâtre de protestations et d’émeutes contre le gouvernement. Ces informations contextuelles soulignent la dimension politique du poème, une dimension qui est renforcée par le passage de la photographie à l’écriture. Si vous prenez des photos dans un endroit comme celui-ci, vous risquez d’être arrêté ou du moins d’attirer l’attention de la police qui patrouille constamment la zone. Qui suspecterait un poète? L’écriture rend Johnston moins suspect. Il devient alors un témoin oculaire invisible.
Certains des poèmes de Johnston nous rappellent l’Imagisme et des poèmes comme «In a station of the Metro» d’Ezra Pound en raison des observations apparemment triviales qui sont pourtant significatives. Cependant, ce poème est plus «imagé» que le précédent. Il en est ainsi parce que le poème préserve à la fois le moment et la temporalité de l’événement observé. Le poème exprime un moment présent («now-ness») qui est sur le point de se dissoudre, caractérisé par les mots «parsing» («analysant»), «dissolution», «scarred tents» («tentes déchirées») et «scuffed» («écorché»). C’est comme si le sujet lyrique témoignait, et on nous présentait, un présent éternel en ce sens que le poème réalise un «maintenant» («now») et ne se contente pas simplement de rappeler le passé comme quelque chose de vu. Ce poème et le premier sont tous deux des exemples de ce que Culler a appelé le «lyric now», dans le sens qu’il «incorpore des événements tout en réduisant leur caractère fictif et narratif et en augmentant leur aspect rituel» («incorporate events while reducing their fictional, narrative character and increasing their ritualistic feel»; notre trad.; 287). Dans ce poème, le «now» («maintenant») est accentué par le mot «today» («aujourd’hui»), soulignant la coïncidence du «now» «photographique» et du «now» poétique. Le poème de Johnston inclut et rend explicites des qualités qui seraient latentes dans le médium photographique, ce que les photographies ne peuvent jamais représenter mais seulement sous-entendre. Les dissolutions mentionnées ainsi que le mot «imminent» soulignent l’avenir de l’événement représenté, et par là même, ils nous rappellent le présent du poème et la relation de la photographie au temps.
Les photographies sont des «enregistrements de choses vues» («records of things seen»; Berger 24), écrit John Berger dans l’un de ses essais dans Understanding a Photograph. Il poursuit dans le même chapitre: «La mesure dans laquelle je pense que cela vaut la peine d’être regardé peut être jugée par tout ce que j’ai décidé de ne pas montrer, parce que [j’ai considéré que] cela en fait partie» («The degree to which I believe this is worth looking at can be judged by all that I am willingly not showing because it is contained within it»; notre trad.; 26). La théorie de la photographie de Berger prend comme point de départ l’idée que les photographies représentent ce que leur photographe a jugé digne d’être représenté. Plus qu’un support spatial, elle est avant tout temporelle, selon Berger. Il affirme que la composition appartient aux peintures, et si l’on considère une photographie par la façon dont elle est composée, on la considère alors comme une imitation d’une peinture, comme une photographie tentant d’être une image peinte, et non pas une photographie. Par conséquent, la photographie doit être considérée comme temporelle et reconnaissable par son caractère temporel. Cela semble évident, car les photographies captent et préservent un instant, un moment précis d’une séquence désormais rendu disponible pour un temps indéfini, contrairement à d’autres moments de la séquence qui ne sont pas captés par la photographie. Ce qui n’est pas rendu visible dans une photographie est la séquence elle-même, y compris ce qui se passe dans le temps juste avant et juste après l’instant capté. En soulignant la dimension temporelle, Berger met en avant la manière dont la photographie joue sur le visible et l’invisible, la présence et l’absence, et il précise que ce qui est représenté inclut également ce qui ne l’est pas. En fait, nous pouvons comprendre l’intérêt de Berger pour la temporalité de la photographie comme une affirmation selon laquelle le véritable contenu d’une photo n’est pas ce qu’elle révèle, mais ce qu’elle ne révèle pas: «Le véritable contenu d’une photographie est invisible, car il découle d’un jeu, non pas avec la forme, mais avec le temps», écrit Berger («The true content of a photograph is invisible, for it derives from a play, not with form, but with time»; notre trad.; 25). En d’autres termes, «ce qui est montré invoque ce qui n’est pas montré» («what is shown invokes what is not shown»; notre trad.; 26).
Les poèmes de Johnston sont des «enregistrements de choses vues» («records of things seen»; notre trad.; Berger 24). Ce sont des images dégagées par le poète, des événements qu’il considère comme suffisamment importants pour être mis en avant et transformés en épisodes et en images poétiques. Par son jeu avec la temporalité et la dissolution, il invoque ce qui n’est pas montré. Johnston répond à des événements perçus comme à des moments photographiques riches de signification. Les poèmes dépeignent un moment dans une séquence d’événements, un moment qui a forcément une continuation, et cette séquence d’événements passés et futurs est subsumée dans un événement dans le présent lyrique. Johnston ne raconte jamais ce que les témoins voient sur le marché de Mong Kok après l’événement photographique, mais il fait «apparaître» ces événements dans le poème en tant qu’absent, indéfini – tout comme l’aurait fait une photographie.
Dans le poème de la place Mong Kok, le mot «today» («aujourd’hui»), ainsi que «more tourists and witnesses » («plus de touristes et de témoins»), impliquent que le «maintenant» du poème est lié à d’autres événements qui ont eu lieu. Il nous signale que le sujet lyrique est déjà venu ici auparavant, et qu’il a vu à la fois des témoins et des affrontements entre les militants et la police. Le fait que le sujet lyrique ait été sur place plus tôt est confirmé par d’autres poèmes qui font référence au marché de Mong Kok. En d’autres termes, plus qu’un simple événement, le poème est inclus dans une séquence de poèmes photographiques qui constituent des traces des mouvements et des promenades du sujet lyrique – ainsi que du poète – dans les rues de Hong Kong.
Les instantanés poétiques de Johnston, la «représentation» de motifs plus ou moins accidentels, familiers et défamiliarisés, reflètent une photopoétique similaire, mais non identique, à celle qu’évoque Alan Ginsberg. Lorsqu’on a demandé à Ginsberg si la photographie avait influencé sa poésie, il s’est référé entre autres à l’Imagisme en affirmant: «Il existe de nombreux parallèles. […] C’est comme prendre des petits clichés dans son carnet, des petits éclats de pensée. C’est cet aspect du hasard que Robert [Frank] a introduit dans la photographie dans une certaine mesure. L’idée du hasard ordinaire ou de la magie de l’ordinaire est la même que la poétique bohémienne, beat, bouddhiste («There are many parallels. … It’s like taking little flashes in your notebook, little flashes of thought. That aspect of chance Robert [Frank] introduced into photography to some extent. The idea of ordinary chance or ordinary magic is the same as bohemian, Beat, Buddhist poetics»; notre trad.).3 Ce parallèle entre l’écriture de la poésie et la photographie auquel Ginsberg fait référence ne concerne pas l’iconicité de la photographie, mais plutôt sa qualité d’indexation. Il ne s’agit pas de la représentation de la similitude, mais d’une façon d’écrire pour se connecter au monde. Dans des conférences ultérieures, «Snapshot Poetics» et «Photographic Poetics», Ginsberg réfléchit sur sa poésie et sa relation avec la photographie.4 Il affirme que les deux requièrent «une reconnaissance du caractère sacré du monde» («a recognition of the ‘sacredness’ of the world»; voir Greenough 17). Les deux formes exigent, selon Ginsberg, une appréciation du caractère «éphémère du moment» («the transitoriness of the moment») et en même temps, «une dévotion et un soin pour ceux d’entre nous qui sont ici ensemble en ce moment» («devotion and care for those of us who are here together in this moment»). De plus, les deux dépendent du hasard, «parce qu’on ne peut pas nécessairement prévoir à l’avance […] ce qui va être lumineux (ou) épiphanique» («because you can’t in advance necessarily figure out… what is going to be luminous (or) epiphanous»). De plus, selon Ginsberg, le poète et le photographe doivent entrer en «contact avec les moindres détails de la culture: la rue, les gens, leurs habits, leurs vêtements et leurs gestes» («contact with the minute particular details of the culture: the street, the people, their dress, clothes, and gestures»). De cette façon, ils transforment le familier en mythique et révèlent la «luminosité de l’événement ordinaire» («luminousness of the ordinary event»), montrant «le destin de la vie en une vision fugitive» («the destiny of lifetime in a glimpse»).
C’est de ce sujet que traitent les poèmes de Johnston. Ce dernier décrit des personnes et des événements dans les rues de Hong Kong, les capte, les met en valeur, les transforme, les collecte, les préserve et les distribue. Comme des photographies, ses poèmes transforment ces plans de la vie quotidienne pour l’éternité, les évoquant comme des événements qu’il a vus et que nous pouvons retrouver encore et encore. Les poèmes de Johnston sont à la fois des photographies imaginatives jamais prises par un appareil photo, et une transgression du médium photographique et de ce qu’un appareil photo aurait pu capter. Ils révèlent qu’il est impossible d’écrire comme si l’on prenait des photos, une version de «l’indifférence ekphrastique» de J.T. Mitchell. C’est une impossibilité non seulement parce que l’écriture de poèmes diffère de la pratique de la photographie, mais aussi parce que Johnston semble reconnaître la nécessité d’un supplément verbal. Plus qu’une simple version de la revendication de Benjamin sur la nécessité des légendes pour les photographies (79), nous pouvons reconnaître ce changement comme une trace de la singularité de la poésie. Le langage poétique refuse d’être limité par le regard photographique. Lorsqu’on essaie d’écrire comme si on prenait des photos, il semble y avoir une résistance dans le langage poétique, et un mode verbal différent apparaît, un mode qui encadre à la fois une image photographique et une image poétique.
2. Pas de film
Permettez-moi de mentionner brièvement un autre projet de poésie qui est pertinent dans la discussion des poèmes écrits comme s’il s’agissait de photographies, à savoir le projet No film in the camera de Hanne Bramness. Bramness est l’une des poètes contemporaines les plus célèbres de Norvège et de Scandinavie. Elle a publié plus de quinze livres de poésie, dont plusieurs qui ont été traduits en anglais. Ses poèmes sont visuels et sensoriels, et plusieurs d’entre eux peuvent être décrits comme des poèmes photographiques en raison de l’attention qu’ils portent aux détails. Lors d’un entretien, elle a expliqué qu’elle s’était inspirée d’Henri Cartier-Bresson et de la façon dont il captait la lumière avec son appareil photo. Selon Bramness, c’est ce qu’elle essaie de faire dans plusieurs de ses poèmes, à savoir de capter la lumière par les mots.5 Dans No film in the camera, la lumière en tant que phénomène n’est pas l’objectif principal, mais elle est évidemment pertinente lorsque l’écriture poétique remplace la photographie. Les poèmes deviennent des tentatives de «dessiner ou d’écrire avec la lumière».
Comme le projet de Johnston, No film in the camera ne comporte aucune photographie – à l’exception d’une en première page – mais le recueil contient des poèmes «ekphrastiques» écrits sur des photographies réelles ou imaginaires. Certaines sont prises par des photographes célèbres, d’autres sont des photos d’amateurs privées. Le titre suggère que le poète est devenu, ou qu’il explore le rôle du poète en tant que photographe, comme si son regard poétique équivalait au regard photographique. Il met en avant l’ambition d’écrire de la poésie en tant que substitution, ou comme alternative à l’acte de capter des événements avec un appareil photo.
Le titre du recueil de Bramness est inclus dans l’un des poèmes:
In the exact moment when she gets into the car, lifts her
leg with the shiny boot and her skirt swings out like a
foresail, just as she stretches her arm out for the wheel,
takes a glance over her shoulder with her eyes closed, he
is there and takes the picture. The church clock tower is
reflected in the bonnet, but he cannot stop her or time
itself, not even with film in the camera.(No film in the camera 35)6
Le poème s’articule autour d’un instant qui ne dure qu’une seconde, le «moment exact» («exact moment») et «au moment-même» («just as»), comme il est indiqué dans le premier et le troisième vers. Cet instant exact qui dans une photographie est présenté dans l’espace, se voit étiré dans le temps dans le poème, car les observations du sujet lyrique sont organisées en une séquence. Il déplace son regard du pied et de la botte de la femme, vers sa jupe, plus loin vers ses bras tendus, en passant par ses épaules, jusqu’à ses yeux fermés. De plus, le poème inclut ce qu’une photographie ne peut inclure qu’indirectement, à savoir le photographe. Le sujet lyrique dit que ce dernier «est là et qu’il prend la photo» («he is there and takes the picture»). En d’autres termes, le sujet lyrique est positionné comme témoin de l’événement photographié.
Le poème est une double représentation. En tant qu’ekphrasis photographique, il s’agit d’une représentation au second degré (Yacobi 3). Même s’il n’y a pas de paratexte contenant des informations sur la source visuelle, le motif décrit ressemble à des photographies classiques que nous aurions pu voir auparavant, de celles représentant Jacqueline Kennedy, Marilyn Monroe ou d’autres célébrités féminines.7 Cependant, il s’agit également d’une représentation au premier degré, car elle capte l’acte même de photographier.
Le verbe «takes» («prend») dans le vers «he is there and takes» («il est là et prend») se réfère à une action et transforme l’instant en un moment riche de signification. Selon Wendy Steiner, un tel moment se produit dans la poésie «en se référant à une action à travers un moment fixe qui l’implique» («by referring to an action through a still moment that implies it»; notre trad.; 41). James A. W. Heffernan se rapproche de cette définition en désignant ce genre d’instant comme «le point arrêté qui implique le plus clairement ce qui précède le moment et ce qui doit le suivre» («the arrested point which most clearly implies what came before the moment and what is to follow it»; notre trad.; 5). La définition de Heffernan souligne l’impulsion narrative d’une image à laquelle un poème peut répondre, alors que dans la compréhension de Steiner, cette impulsion pourrait être plus subtile. Le choix de mots de Heffernan est intéressant. Il parle d’un «arrested point», ce qui implique que quelque chose ou quelqu’un a été détenu contre sa propre volonté. Dans le poème de Bramness, cela correspond à ce qui se passe au «moment exact» décrit, et il s’agit de ce contre quoi la femme et le poème luttent. La femme photographiée accomplit un acte féministe en fermant les yeux et en rejetant ainsi le regard du photographe et sa tentative de l’objectiver. Le poème féministe (voir Loizeaux) définit l’acte de photographier comme étant non seulement de nature esthétique, mais aussi comme un acte sexuel. Le poème de Bramness implique l’action et résiste au moment figé et à l’objectivation de la femme. Ses références au temps, et donc à l’action, sont nombreuses. Lorsqu’il est écrit, «when she gets into the car, lifts her leg» («quand elle monte dans la voiture, lève la jambe»), «her skirt swings out» («sa jupe se balance»), «she stretches her arm out» («elle étend le bras»), et «takes a glance» («[elle] jette un coup d’œil»), cela illustre ce qui est relaté, à savoir que le photographe (et la photographie) «cannot stop her or time/itself» («ne peut arrêter, ni elle, ni le temps/lui-même»).
Par le biais de cette technique, Bramness démontre ce que sont, et ce que font, la poésie et le langage. L’avant-dernière ligne, avec son «but» («mais») agréable et efficace, exprime l’opposition entre l’espace et le temps et souligne ce que la photographie ne peut faire: elle peut représenter une tour d’horloge, mais pas le temps qui passe. La poésie, en revanche, peut très bien présenter le temps, comme le montre Bramness. La poésie est l’art du temps, comme le prétend G.E. Lessing dans Laokoon. Oder über die Grenzen der Malerei und Poesie (1766), en opposition à l’art visuel qui est spatial. Cette distinction entre la poésie et l’art visuel a dominé la théorie moderne de l’ekphrasis. Claus Clüver, par exemple, écrit que «la principale motivation des pratiques ekphrastiques est la tentative de l’écrivain de surpasser la représentation picturale en incorporant, pour ainsi dire, le visuel dans le texte verbal et en ajoutant les qualités qu’il est plus facile d’obtenir avec les mots qu’avec la peinture» («the major motivation for ekphrastic practices is the writer’s attempt to outdo pictorial representation by incorporating, as it were, the visual in the verbal text and adding those qualities that it is easier for words to achieve than for painting»; notre trad.; 22).
La volonté du poète d’aller au-delà de l’image visuelle est exprimée de manière encore plus prononcée dans un autre poème de Bramness:
I will produce more snow, which got lodged in the
crack between the flagstones, stop the powdery layer
on the lawn from melting, return blue light to the black
bushes and a yellow tinge to the white when darkness
falls and the afternoon is here. I will invoke the smell
of something that doesn’t smell of anything because it’s
too cold, and a chill that grips the hands and a smooth,
stiff forehead. I will show you a white cloud of breath
against the sky before it’s too late. Could a photograph
do better? (No film in the camera 89)8
Ce poème est en fait une instance d’ekphrasis. Il est écrit sur une image fixe du film Sylvia de Christine Jeff sur Sylvia Plath, de 2004. Il n’en reste pas moins qu’il illustre bien une partie des choses qui peuvent se produire lorsqu’un poète écrit un poème comme s’il s’agissait d’une photographie, ou, comme c’est le cas dans ce poème, lorsqu’un poème s’inspire d’une image fixe et s’y interroge en tant que support.
Je maintiens que la répétition anaphorique de «I will» («je vais») et «I want to» («je veux») exprime l’intention du poète avec ce poème, ainsi qu’avec le recueil de poésie dans son ensemble. Les verbes auxiliaires marquent ce que le sujet lyrique dans le présent voudrait faire dans le futur: «produce more» («produire plus»), «invoke» («invoquer»), mais aussi «return» («retourner») et «stop» («arrêter»). Elle est, encore une fois, une créatrice, dont le poème est la création. Ce dernier représente donc ce que le sujet lyrique affirme qu’il ou elle produira et invoquera à l’avenir. Tout comme les autres poèmes que j’ai commentés dans cet article, le temps est également omniprésent dans ce poème qui révèle ce que la poésie peut «faire».
Ici, la poète se sert de cette possibilité afin de réparer quelque chose, ou pour inverser les changements qui se sont produits. Elle veut produire davantage de la neige qui «s’est logée» (entre les dalles), comme le déclare le premier vers. De plus, comme il est écrit plus loin dans le poème, elle veut rendre les couleurs du jour quand «darkness/falls and the afternoon is here» («l’obscurité/tombe et que l’après-midi est là»).
La question rhétorique, «Une photographie pourrait-elle faire mieux?» («Could a photograph/do better?»), n’a pas pour but d’invoquer un débat de «paragone», une compétition entre la poésie et les arts visuels. Elle nous rappelle plutôt la familiarité entre la poésie et la photographie, le fait qu’elles peuvent toutes deux préserver et nous faire «voir» ce qui a été. Le commentaire un peu sombre, «before it’s too late» («avant qu’il ne soit trop tard»), implique aussi le temps. Il relie la poésie, en tant que forme d’art conçue hors du temps, à la mémoire et à l’impermanence de la vie humaine.
3. L’ekphrasis rhétorique
En plus d’être de la bonne et de la fascinante poésie, ce qui rend les deux œuvres mentionnées intéressantes, c’est surtout que dans leur tentative de se rapprocher, sous forme de poèmes, de la manière d’être des photographies, elles expriment une relation différente entre la poésie et la photographie par rapport à la manière dont l’ekphrasis a généralement été traitée dans les études critiques. La tradition des études d’ekphrasis est basée sur des dichotomies et sur une pensée binaire, souvent appelée le modèle du «paragone». Les chercheurs s’intéressent ici à la rivalité ou à la friction potentielle entre l’expression verbale et l’expression visuelle. Stephen Cheeke, par exemple, écrit que «la notion de paragone, de lutte, de concours, de confrontation, reste centrale dans toute réflexion sur l’ekphrasis» («the notion of the paragone, a struggle, a contest, a confrontation, remains central to all thinking about ekphrasis»; notre trad.; 21). Dans la définition canonique de James Heffernans de l’ekphrasis comme «représentation verbale de la représentation visuelle» («verbal representation of visual representation»; notre trad.; 3), ni la première ni la deuxième utilisation du terme «représentation» ne sont entièrement libres de problème. Il en va de même pour Grant F. Scott qui décrit l’ekphrasis comme «un processus créatif qui consiste à faire de l’art verbal à partir de l’art visuel» («a creative process that involves making verbal art from visual art»; notre trad.; 1). Ici, le mot «de» («from») signifie que l’ekphrasis est une représentation au second degré. Tamar Yacobi définit l’ekphrasis comme une re-présentation d’un «objet du premier ordre» («first-order object»; 3), et comme une «représentation au second degré» (1 et 21). Non seulement la définition de Yacobi réduit-elle la portée de l’ekphrasis verbale, puisqu’une instance d’ekphrasis, à quelques exceptions près, (re)présente toujours plus que ce qui est présenté dans une image, mais son choix de mots est regrettable puisque «premier» et «second» sous-entendent des valeurs et des rangs. Ces termes soulignent un ordre hiérarchique et suggèrent que les cas d’ekphrasis verbales sont dépendantes de, et ont leur place «sous» leurs analogues visuelles, alors que cette dépendance est mutuelle.9
Cependant, des études récentes ont commencé à se confronter à cette conception critique de l’ekphrasis, proposant que de nombreuses instances ekphrastiques exposent l’insuffisance du modèle du «paragone» (Rustad; Kennedy et Meek). Kennedy et Meek introduisent le concept de rencontre entre le visuel et le verbal comme alternative au paragone pour souligner que l’ekphrasis «implique une rencontre ou un échange entre le mot et l’image» («involves an encounter or exchange between word and image»; notre trad.; 3). Ce passage du «paragone» à la rencontre n’implique pas que nous devions ignorer la dialectique entre les deux formes d’art, ni que nous devions forcément regarder au-delà des qualités spécifiques de l’art, telles que le temps et l’espace. Pourtant, le fait qu’il existe des similitudes et des différences inévitables ne signifie pas que l’ekphrasis doit être réduite à une lutte pour la maîtrise. Les œuvres d’ekphrasis sont beaucoup plus riches que cela.
Dans la poésie de Johnston et de Bramness, il ne se déroule aucun combat pour la domination. Je prétends qu’au lieu d’évoquer une relation antagoniste entre la poésie et la photographie, ils emploient librement (et franchement) le mode d’être de la photographie. En fait, ils semblent dégager une pratique ekphrastique proche des origines historiques de l’ekphrasis comme on la retrouve dans l’Antiquité, à savoir en tant qu’exercice rhétorique. Dans l’ekphrasis rhétorique, le discours devait être d’une telle nature que le public puisse clairement s’imaginer les choses et les événements décrits par l’orateur sous forme d’image. Ainsi, il ne s’agissait pas nécessairement d’une présentation visuelle matérialisée transmise par l’orateur, et la relation entre le discours verbal et l’image visuelle n’était pas non plus problématisée. Cette idée de l’ekphrasis rhétorique vient de Sémonide qui, environ 200 ans avant l’époque de Cicéron, affirmait que l’image est de la poésie muette, et la poésie des images parlantes (voir Plutarque 217). La description que fait Sémonide des poèmes en tant que peintures en mots concerne les techniques de mémoire, mais en attirant l’attention sur les poèmes en tant que peintures faites de mots, Sémonide nous rappelle la capacité du poème à évoquer des images. En d’autres termes, la poésie et la peinture sont apparentées ou, comme l’a suggéré plus tard le poète romain Horace dans Ars Poetica (18 av. J.-C.), ce sont des «arts-sœurs» («sister arts»). Comme l’affirment Kenney et Meek, l’attitude d’Horace exprimée dans «ut pictura poesis» correspond à la perception de l’époque selon laquelle la langue devrait s’efforcer de visualiser ou d’éclairer par des descriptions linguistiques (6).
En plus de représenter une compréhension contemporaine de la relation entre la poésie et la photographie, les deux poètes poussent plus loin la rencontre entre la poésie et les photographies imaginées en prétendant (Johnston) et en démontrant (Bramness) qu’ils écrivent de la poésie comme s’ils prenaient des photographies.
4. «Comme si» et les photographies imaginées
Invoquer l’absent et le rendre présent sous une forme nouvelle, c’est ce dont la poésie a toujours traité, qu’il s’agisse d’un amant de longue date perdu ou d’un sujet lyrique allongé sur son lit de mort se souvenant des images de sa vie passée. De même, la poésie de Johnston et de Bramness est traditionnelle dans sa manière d’exprimer la présence d’un «maintenant», une intensité du présent qui, selon Jonathan Culler, serait un trait distinctif de la poésie: «Un trait distinctif de la [poésie] lyrique semble être cette tentative de créer l’impression que quelque chose se passe maintenant, dans le temps présent du discours» («A distinctive feature of lyric seems to be this attempt to create the impression of something happening now, in the present time of discourse»; notre trad.; 37). Cette caractéristique, à savoir l’illumination d’un moment, rend la poésie quelque peu similaire à une photographie, puisque cette dernière exprime également pour toute éternité la «présence» d’un moment actuel.
Toutefois, les deux poètes abordent de manières différentes la substitution de la photographie par la poésie. Johnston capte la vie quotidienne, souvent sans autre intention quelconque que de décrire des événements à des fins de documentation et esthétiques. Bramness crée des instances d’ekphrasis sur des photographies réelles ou imaginées, en s’interrogeant sur les couches de signification et sur le pouvoir «derrière» les surfaces photographiques ou intégrés dans la pratique photographique. Le point commun des deux recueils de poèmes, c’est qu’au lieu d’exprimer le souhait que l’écriture poétique transforme les poèmes en photographies, ils écrivent comme s’ils prenaient des photographies.
Permettez-moi de citer à nouveau ce que Johnston écrit dans l’une de ses notes concernant le projet: «Chaque fois que j’aurai envie de prendre une photo, je décrirai la photo par écrit comme si je l’avais prise. Je posterai ces écrits comme s’il s’agissait de photos» («Every time I feel like taking a photo, I shall describe the photo in writing as if I had taken it. I shall post these writings as if they were photos»). Ironiquement, la note est publiée sur son blog au format PDF – autrement dit, sous forme de photo. Cela ne signifie pas pour autant qu’il est nécessaire de lire son commentaire de manière ironique. Ce que je trouve intéressant dans celui-ci, c’est l’utilisation de la formulation «comme si». Ce «comme si» ne signifie pas des similitudes entre deux formes d’art, ni une transformation complète de la poésie en photographie. Elle n’exprime pas ce que W.J.T. Mitchell a appelé un espoir «ekphrastique». Elle évoque le pouvoir imaginaire de la poésie, une sorte de fiction qui a conscience d’en être. Elle est consciente qu’elle n’est pas ce qu’elle prétend être, mais cela ne l’empêche pas de poursuive son chemin. Comme l’écrit Hans Vaihinger, «comme si» exprime notre volonté d’accepter la fiction informée ou le mensonge. L’expression «comme si» signale que les poètes écrivent des poèmes comme s’il s’agissait de photographies tout en étant pleinement conscients du fait que les poèmes ne seront jamais des photographies. En outre, ils désirent que nous imaginions des photos, même si on nous informe qu’il n’y a pas véritablement de photos. Ils n’ont aucune intention de nous faire oublier que nous lisons des poèmes. L’expression «comme si» porte en elle cette double fonction, renvoyant à des traits photographiques tout et renforçant la fonction poétique.
Les poèmes de Bramness ne contiennent pas souvent la formule «comme si», mais nous trouvons fréquemment des formulations telles que «peut-être» et «mais» qui fonctionnent comme un «comme si» et qui accordent aux poèmes une plus grande dimension d’ouverture. Dans un des poèmes, on peut lire: «Le vrombissement des papillons de nuit et/ou le craquement des brindilles sont des sons faibles, ou peut-être une illusion» («The whirr of moths and/snap of twigs are faint sounds, or perhaps an illusion»; notre trad.; 92). Parce que le poème saisit le moment photographique et décrit en partie ce qu’une photographie représente, la poète sait très bien qu’il n’y a pas de sons dans ce poème. Elle sait qu’il s’agit d’une illusion. Pourtant, elle écrit «comme si» c’était le cas. Ou alors, considérez ce poème:
Through a jagged hole in a wall, which turns inward onto rooms that once existed, a long time ago, or not so long ago, perhaps a great crowd of children in while will appear in the ruins – some floating, some on crutches – but perhaps not. (63)
Avec des formulations comme «a long time ago, or not so/long ago» («il y a longtemps, ou pas si/longtemps»), «perhaps» («peut-être») et «but perhaps not» («mais peut-être pas»), ce poème plus que paradoxal reflète une attitude flexible proclamant que tout est possible. Le poème résiste à la certitude. Il dit que tout pourrait être, ou aurait pu être différent. Il transforme une chose qui a été vue (peut-être une photographie) en ce qu’elle aurait pu être, et s’ouvre à des expériences différentes. Ce que j’entends par cela, c’est que lorsque des mots comme «mais» et «peut-être» sont liés à l’imagination de cette façon, ils ont une fonction équivalente à celle du «comme si». L’imagination crée des perceptions qui ne peuvent pas être matérialisées dans des photographies, ou qui pourraient l’être différemment. Néanmoins, Bramness les écrit, comme si elles étaient là.
5. Un mode d’écriture photographique?
Aucun des deux poètes n’écrit de la poésie pour imiter la photographie, ou pour la remplacer complètement. Ils expriment plutôt un mouvement vers la manière d’être de la photographie. Ils explorent les possibilités du langage poétique en explorant les possibilités de la photographie. Ainsi, ils développent un mode d’écriture qui ferait plus que de recréer la réalité telle qu’elle est, et différemment de la réalité saisie par la caméra, sans pour autant faire resurgir l’ancienne dichotomie des mots et de l’image.
Par conséquent, écrire comme si l’on prenait une photo, ou pour capter une chose aperçue sans avoir de pellicule dans l’appareil photo, n’équivaut pas à être naïf, mais plutôt à reconnaître que l’on est optimiste et donc que l’on poursuit son chemin. Les poètes ne reflètent pas une croyance naïve selon laquelle la photographie serait la représentation d’une vérité objective; on pourrait plutôt dire que Johnston laisse son appareil photo à la maison, tout comme Bramness écrit de la poésie sans avoir de pellicule dans l’appareil photo pour la raison exactement opposée. Lorsque Johnston laisse intentionnellement son appareil photo à la maison et qu’il se livre pendant un an à une manière poétique d’écrire afin de remplacer la prise de photos, il emploie le langage pour se rapprocher du type d’images que les photographies peuvent rappeler. Il n’y a pas de photographies à l’origine des poèmes de Johnston, mais uniquement son regard et son imagination photographiques. De la même manière, quand Bramness écrit dans un de ses poèmes, «I will show you a white cloud of breath/against the sky before it’s too late. Could a photograph/do better?» («Je vous montrerai un nuage blanc de souffle/contre le ciel avant qu’il ne soit trop tard»), elle aligne les deux formes d’art non pas afin de les comparer, mais pour mettre en avant des souvenirs, des sensations et des expériences comme si elle regardait une photographie.
- https://www.dailybulletin.com.au/news/technology/46699-rise-of-video-and-photo-sharing-highlighted-in-mary-meeker-s-2019-internet-trends-report.
- Dans son argumentation en faveur de la pensée allégorique, pour laquelle la formulation «comme si» sert de cadre, Timotheus Vermeulen suggère une réécriture de l’histoire de la modernité qui présente «une modernité qui prétend tout en percevant simultanément que ce qu’elle prétend est problématique; une modernité qui essaie malgré tout» («a modernity that pretends while simultaneously perceiving that what it pretends is problematic; a modernity that tries in spite of»; notre trad.; 169-170). La théorie de Vermeulen n’entre pas dans le cadre de mon article, mais sa réflexion sur le «comme si» a néanmoins inspiré ma pensée sur la poésie contemporaine.
- Voir: https://www.poets.org/poetsorg/text/photographs-allen-ginsberg.
- «Photographic poetry», enregistrements sur bande sonore, Université de Stanford, 1988.
- «Henri Cartier-Bresson a pris des photos de la lumière, il prend bien sûr des photos d’autres motifs, mais c’est la lumière qui a toujours le rôle principal. C’est un défi pour moi de dire quelque chose sur la lumière. Comment capter la lumière avec des mots?» («Henri Cartier-Bresson har tatt bilder av lyset, han tar selvsagt bilder av andre motiver, men det er lyset som til enhver tid har hovedrollen. Det er en utfordring for meg å si noe om lyset. Hvordan fanger man lyset i ord?»; notre trad.; Nergård 338).
- I samme øyeblikk som hun setter seg inn i bilen,/løfter beinet med den blanke støvletten og/skjørtet svinger ut lik en fokk, akkurat idet hun/strekker armen ut etter rattet, kaster et blikk/over skulderen med lukka øyne, er han der og tar/bildet. Kirketårnet med uret speiler seg i/panseret, men han kan ikke stanse verken henne/eller tida, sjøl ikke med film i kameraet. (Uten film i kameraet 33).
- Le livre contient un index avec des informations sur certaines des photographies qui ont été des sources pour les poèmes ekphrastiques. Aucune photographie n’est mentionnée concernant ce poème.
- Jeg vil hente fram snøen igjen, som beit seg fast/i sprekkene mellom fortaushellene, stanse/pudderlaget på plenen fra å smelte, få fram det/blå lyset over svarte busker og det gule/anstrøket i det hvite idet det mørkner og/ettermiddagen står for døra. Jeg vil påkalle/lukta av det som ikke lukter noe fordi det er for/kaldt, og kuldas grep om hendene og ei glatt/stiv panne. Jeg vil vise fram den hvite skyen av/pust mot himmelen før det er for seint. Kanskje/et bilde ville greid det bedre? (Uten film i kameraet 87).
- Yacobi a contribué par d’importantes recherches au domaine de l’ekphrasis, et dans l’article mentionné, son choix de mots est lié à son objet d’étude, en occurrence un livre de poésie de musée. Néanmoins, l’utilisation des termes «premier» et «second» pour désigner l’ordre de représentation peut être trompeur.